Dimanche sonnait l’ouverture de saison de l’Opéra de Montpellier. Une ouverture de saison verdienne, avec la monumentale Force du Destin donnée dans sa version de 1869 en coproduction avec le Teatro Regio de Parme (avant de voguer ensuite vers l’Opéra de Toulon le mois prochain). La mise en scène de Yannis Kokkos a l’avantage de guider le spectateur dans le livret tandis que Roderick Cox dirigeait pour la première fois en tant que directeur musical officiel des lieux.
Ayant déjà entendu le chef américain dans la fosse montpelliéraine pour Rigoletto en 2021 et La Bohème en mai dernier, nous nous doutions par expérience que celle qui nous attendait serait à la hauteur de nos attentes. Nous ne nous étions pas trompé, loin de là ! Dès le déploiement du thème des premières notes, l’Orchestre national Montpellier Occitanie vient saisir l’auditoire et l’emmener dans les reflets chatoyants de la partition de Verdi. Les mouvements et les couleurs se mêlent dans un savant équilibre que le chef maintient à chaque note et jusque dans les moindres silences. On ne retiendra pas les quelques très rares notes qui se détachent du troupeau et qu’il ramène en vrai berger. Dans une écoute perpétuelle, il dirige chaque pupitre afin qu’il prenne place dans le tableau global dont il a la charge pour une belle homogénéité pleine de vie et d’un dynamisme mesuré juste ce qu’il faut. Mais Roderick Cox est un chef qui sait aussi écouter la scène : il parvient avec brio à maintenir pile ce qu’il faut d’amplitude de l’orchestre pour laisser passer les voix selon leurs besoins, notamment Preziosilla – nous y reviendrons. Une belle réussite musicale, que le public salue avec enthousiasme, et à laquelle se joignent naturellement les chœurs de la maison ainsi que ceux de l’Opéra de Toulon (préparés par Noëlle Gény et Christophe Bernollin).
Sur scène, l’équipe de solistes est assez solide, et l’on se réjouissait là aussi de retrouver Yunuet Laguna, « véritable surprise et révélation » lors du gala lyrique qui ouvrait la saison dernière. Elle nous offrait là sa première Leonora avec une aisance qui nous aurait pourtant laissé croire qu’elle était déjà coutumière du rôle ! Habitée par le personnage, elle lui donne ce qu’il lui faut de tragique, sait se travestir avec crédibilité, sans que cela ne soit grossier, et laisse entendre l’étendue magnifique de sa voix. Les aiguës saisissent, les graves sont saisissants et puissants, les mediums brillamment portés. Elle dresse sa propre toile, libérant sa palette de couleurs et d’intentions, tout en l’incorporant avec talent à l’œuvre plus générale dépeinte sur scène. Une toile dans une toile, les deux se nourrissant mutuellement. On ne peut que renouveler notre enthousiasme et espérer à nouveau la revoir sur scène prochainement.
Yunuet Laguna (Leonora), La Forza del Destino, OONM (2024) © Marc Ginot
Face à elle, Amadi Lagha incarne un Don Alvaro à la fois solide et résigné. Fulgurant Mario Cavaradossi dans la Tosca in loco en 2022, il reprend ici le rôle déjà formidablement tenu à Toulouse en 2021. La voix demeure d’une belle fulgurance sans agressivité, les élans du chant sont rondement menés et se déploient avec une aisance magistrale. Le Don Carlo de Stefano Meo n’est pas en reste et déploie une voix profonde et claire. Imposant tant par son sa grande taille que par l’étendue de son chant qui ne force jamais et se promène dans toute la tessiture de la partition, il laisse voir un personnage rongé par un désir de vengeance maladif.
Leon Kim marque particulièrement les esprits en frère Melitone assez peu catholique ! Son charisme et sa présence scénique en font un personnage de premier plan, d’autant plus que la voix offre là aussi une très belle prestance et une amplitude des plus appréciables. Vazgen Gazaryan donne un beau contrepoint en Père Guardiano : d’une profonde ferveur catholique, il est la raison religieuse, un roc solide et inébranlable. On ne tiendra pas rigueur à Eléonore Pancrazi d’une projection moins fluide qu’à l’accoutumée, d’autant plus que la fosse a l’intelligence de s’adapter aux circonstances sans pour autant s’effacer. A l’exception du Marquis de Calatrava de Jacques-Greg Belobo un peu faible, l’ensemble des comprimari est à saluer, en commençant par Yoann Le Lan dont l’intervention en Trabuco, bien qu’assez courte, est un vrai plaisir. Citons également Séraphine Cotrez (Curra), Laurent Sérou (un alcade), Ryu Yonghyun (un chirurgien), Marie Sénié (la femme au chant clair du premier acte) ou encore les soldats d’Alejandro Fonte, Xin Wang et Hyoungsub Kim.
La Forza del Destino, OONM (2024) © Marc Ginot
Le retour de Yánnis Kókkos à Montpellier, après sa Turandot de 2016, était attendu et mise avant tout sur la lisibilité. La production a pour grande qualité d’illustrer avec fidélité le livret afin que le spectateur ne soit jamais perdu dans cette trame parfois complexe. Un écran en fond de scène participe à l’atmosphère sur scène et complète ainsi les décors. Il offre également une belle toile sur laquelle sont projetée des œuvres du peintre symboliste belge James Ensor lors de la folle tarentelle du troisième acte, avec ces sortes de crânes déformés sur fonds colorés et mouvementés. Pour le metteur en scène, cette œuvre est « comme une sorte de rêve que feraient les trois personnages principaux : leurs souvenirs se télescopent parfois, il peut y avoir des manques, des visions, des ellipses. Comme dans un rêve, on se retrouve dans des endroits ou des situations différents, des éléments extérieurs peuvent intervenir sans lien logique apparent. Et je pense que c’est plutôt comme cela que j’avais envie d’envisager l’œuvre et d’essayer en même temps de maintenir une sorte de semblant d’évidence, sans toujours souligner ces incohérences ». Cela peut expliquer l’esthétique des décors : une croix penchée, une ombre de monument durant les deux premières parties, des lignes assez simples pour indiquer des ruines, etc. Toutefois, on ne retrouve pas cette vision onirique sur scène, mais plutôt une atmosphère extrêmement sombre avec des lumières assez tamisées.
Avec cette production, on ressort donc heureux de découvrir ou de retrouver certaines voix, conquis par les forces de la maison (orchestre et chœur, en incluant celui de la maison coproductrice), ravi de voir sur scène un opéra si monumental et magnifique, mais peut-être plus neutre sur le visuel du spectacle : s’il est essentiel de respecter l’œuvre et de la donner à voir et à entendre au public, on apprécie également lorsque ce respect est porté par une lecture personnelle forte qui ne transparaît pas forcément ici. Ce qui ne gâche rien aux multiples plaisirs que réserve la production.
Elodie Martinez
(Montpellier, le 22 septembre 2024)
La Forza del Destino à l'Opéra de Montpellier jusqu'au 27 septembre, puis à l'Opéra de Toulon (au Zénith) les 18 et 20 octobre.
24 septembre 2024 | Imprimer
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