Juliette ou La Clé des songes à l’Opéra Nice Côte d’Azur, en rêve bleu Klein

Xl_dsc_0422-avec_accentuation-bruit © Dominique Jaussein

Parmi les plus de dix opéras de Bohuslav Martinů, qui peut encore en citer au moins un ? Les voyageurs assidus pourront témoigner des succès récents de La Passion grecque, en 2019 avec Opera North, ou en 2023 au Festival de Salzbourg, voire de Larmes de couteau au Royal Opera and Ballet en 2024. Cela fait presque vingt ans que la version française Juliette ou La Clé des songes n’a pas figuré au programme de l’Opéra national de Paris. En 2025, l’Opéra Nice Côte d’Azur s’en charge vaillamment (et pour l’instant sans coproducteurs), pour un résultat vraiment à la hauteur de l’enjeu, empreint de la matière abstraite des rêves.

C’est initialement Kurt Weill qui s’engage à coucher sur papier à musique la pièce de théâtre de l’ « alter-surréaliste » Georges Neveux, mais celui-ci donne à Martinů (apprenant son intérêt pour l’œuvre) le feu vert de la composition. Le Tchécoslovaque achève la partition en français dans les hauteurs niçoises de Cimiez en 1937, mais aucune institution lyrique hexagonale n’en veut ! Il faudra attendre 1938, pour que Juliette soit créé (en tchèque), sur les remaniements de Martinů, au Théâtre national de Prague.

Juliette ou La Clé des songes - Opéra Nice Côte d'Azur (2025) (c) Dominique Jaussein
Juliette ou La Clé des songes - Opéra Nice Côte d'Azur (2025) (c) Dominique Jaussein

D’un point de vue de spectateur, Juliette ou La Clé des songes se traverse dans une fascination entre l’onirisme de ses textures et la suspension interrogative de son sujet, au fil des apparitions de personnages loufoques. Dans le sud de la France, Michel fait la rencontre fortuite de Juliette en l’entendant chanter à une fenêtre. Quelques années plus tard, il revient dans la ville à la recherche de la jeune femme. Or, les habitants semblent perdre la mémoire au-delà de quelques secondes. Juliette reconnaîtra finalement Michel, et lui donne rendez-vous dans la forêt. Leur entrevue ne se passe pas comme prévu : Juliette a soif de liberté, et surtout de voir la vie à travers des souvenirs fictifs, contrairement à Michel, accroché à ses images cartésiennes. Pour tenter désespérément d’arrêter la fuite de Juliette, Michel tire au pistolet dans sa direction. Un cri, un châle au sol ; Juliette est introuvable. Une fois que Michel arrive au bureau central des rêves, il lui est conseillé de regagner le monde réel pour éviter d’être pris de folie. La voix de Juliette lui parvient soudainement. Il préfère perdre la raison dans cette prison de l’imagination à perpétuité, à l’écoute de cet idéal féminin dont il ne sait pas si l’avenir sera uniquement fait de cet amour intangible.

Cette musique ne ressemble à aucune autre, malgré le fait qu’on y perçoive les rythmiques d’Europe centrale et de Stravinsky, la ferveur spontanée de Janáček ou les cordes câlines de Ravel. Dans une orchestration raffinée, Martinů ouvre des portes tandis qu’il en entreferme d’autres, ajoute des strates ou les efface toutes subitement, en accompagnant les solistes à l’accordéon ou au piano seul, à la clarinette ou au cor anglais. L’écriture, qui dicte la profondeur de cet inframonde en millefeuille, atteint d‘ailleurs des sommets au troisième acte, où des réminiscences de Richard Strauss se feraient presque entendre. Le spectacle repose donc déjà sur la direction musicale dansante et narrative d’Antony Hermus, qui fait parler les bribes et exalter les ensembles. Les sonorités quasi-belcantistes de l’électrique Orchestre Philharmonique de Nice sont un gage de précision et de chatoyance, pour un chef qui réussit à le guider exactement au cœur de ses intentions de grand large. Comme dans Jenůfa à Rouen en 2022, comme dans Rusalka à Strasbourg en 2019, aucun temps mort ne trouble ce flux jubilatoire et hallucinatoire d’une musique active et organique aux confins de la catharsis. Anthony Hermus organise l’effervescence et parcourt la transparence, expose simultanément des caractères goguenards et une volupté bouleversante. Avec lui, la musique n’a jamais fini d’exprimer sa richesse harmonique et ses flatteuses contradictions.

Juliette ou La Clé des songes - Opéra Nice Côte d'Azur (2025) (c) Dominique Jaussein
Juliette ou La Clé des songes - Opéra Nice Côte d'Azur (2025) (c) Dominique Jaussein

La contradiction, il y en une aussi une, menée avec brio, dans la liaison entre le surréalisme de Georges Neveux et le Nouveau Réalisme d’Yves Klein, peintre niçois dont un bleu monochrome au Musée Matisse (de Cimiez) cause le coma de Michel, dans la mise en scène de Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil. Le tandem intègre des vidéos tournées dans la ville dans un plateau orné de miroirs et de parois propices au remplissage (dans des vitrines) et à la disparition. L’expérience de mort imminente de Michel se pare d’un théâtre d’objets hors de leur usage habituel, de situations rocambolesques et de rencontres improbables, non-soumises à la logique, qui se déroulent et se conjuguent dans une normalité confondante. Clarac-Deloeuil > le lab convoque ainsi à sa manière, bien guidé par la dramaturgie de l’œuvre, dans un imaginaire sans limites, l’art azuréen (visible au MAMAC de Nice), aux inspirations aussi diverses qu’Arman (pour l‘accumulation), que Niki de Saint Phalle (pour les objets réinventés) et que Ben (pour le word art – difficilement lisible en intégralité pour qui n’est pas assis au centre – projeté sur les écrans à des scènes-clés). Pour Klein, le bleu est le vecteur d’entrée dans le rêve. C’est par la couleur que tout arrive, c’est par le corps que l’humanité peut avoir voix au chapitre dans l’étendue des songes. La figure de Juliette peut même se lire comme l’impossibilité du couple que formait Klein avec l’artiste Rotraut, qui a vu mourir son mari deux mois avant la naissance de leur enfant. Ces références historiques ne sont heureusement pas un pré-requis pour savourer ce spectacle insaisissable, mais poignant dans sa construction en patchwork de subconscient.

Pas facile de trouver un remplaçant au premier rôle masculin au début des répétitions ! Le ténor Aaron Blake, en place et lieu de Valentin Thill, mérite des éloges pour son orientation puccinienne (avec portamenti) imprévisible, aux contours insoupçonnés, telle un diamant dont il révèle les facettes brillantes dans un même motif. L’incroyable vertige du saut dans le vide répond à un legato serein. La voix est un pinceau continu et solaire, le meilleure guide dans les ressassements psychanalytiques de Michel. Avec un français parlé plus clair (et donc dans un autre contexte), on aurait frôlé les cimes. On pourrait adresser plus généralement ce reproche à Ilona Revolskaya (Juliette), dont le manque de voyelles floute la phrase, pourtant concrétisée par une émission franche et une présence vocale subtile, présente et absente, évanescente et charnelle. Dans les nombreux seconds rôles, il faut d’abord applaudir à tout rompre le panache permanent de Samy Camps, soutenu d’un timbre molletonné, d’un cap maintenu en arrondis contre vents et marées, d’aigus en cuir noble et d’un flow hautement expressif. Contrairement à Paul Gay, poussif et anguleux, Oleg Volkov livre un univers entier de sa patte exploratrice et Louis Morvan prend le chemin de la prosodie debussyenne pour faire scintiller ses superbes interventions. La ligne posée et caressante d’Elsa Roux Chamoux rejoint le dessin vocal intelligible de Clara Barbier Serrano, qui relève les flottements de placement de Marina Ogii.

Encore deux représentations (loin d’être complètes) pour plonger dans le bleu !

Thibault Vicq
(Nice, 11 mars 2025)

Juliette ou La Clé des songes, de Bohuslav Martinů, à l’Opéra Nice Côte d’Azur jusqu’au 15 mars 2025

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