Le Crépuscule des dieux à la Monnaie : sortir du néant

Xl_go_tterda_mmerung_ingelabrimberg_bryanregister2_monikarittershaus © Monika Rittershaus

Ça y est, c’est fini. La Tétralogie 23-25 de la Monnaie (sur deux saisons) lève ses derniers rideaux, avec Le Crépuscule des dieux. La réussite musicale est indéniable, avec des paris de distribution très pertinents et un vrai cheminement instrumental depuis un an et demi par Alain Altinoglu et l’Orchestre symphonique de la Monnaie, mais la soupe avariée de sa mise en scène fait retomber le soufflé.

La Monnaie nous avait hypés avec un Ring sous la houlette de Romeo Castellucci, avant que le projet ne soit hélas amputé des deux derniers opus pour raisons budgétaires. Pierre Audi, à la rescousse pour compléter le cycle, sauvait les meubles dans Siegfried, monté à la va-vite avec les moyens du bord. Pour la conclusion, il ne fait même pas semblant d’en avoir quelque chose à faire. Nous aurions du mal à défendre quoi que ce soit de ce lamentable Crépuscule des dieux, en dehors des intéressantes lumières post-Bob Wilson de Valerio Tiberi. Il ne restait sans doute plus beaucoup d’argent, mais de là à nous servir de misérables décors d’ice bar du début des années 2000 et une ringardise perpétuelle – il ne manque que les casques à cornes – dans un désert complet de direction d’acteurs et dans des chorégraphies ridicules, il y a de quoi s’interroger, en particulier pour un directeur d’institution majeure (le Festival d’Aix) qui connaît la valeur du travail d’autrui. Dans ce néant absolu (qui se défend pourtant d’une dimension « fort narrative » dans la lunaire interview de programme), aucun personnage ne vit ou n’interagit (à part pour l’inceste vite balayé de Gunther et de Gutrune), aucune action ne s’exprime, Pierre Audi se laisse traîner par la musique. Comment tomber aussi bas, après l’ambition de Romeo Castellucci ? Et ce qui devait couronner les derniers mois du mandat de Peter de Caluwe à la tête de la maison fédérale s’avère un sacré aveu d’échec.

Le Crépuscule des dieux - Théâtre Royal de La Monnaie - De Munt (2025) (c) Monika Rittershaus
Le Crépuscule des dieux - Théâtre Royal de La Monnaie - De Munt (2025) (c) Monika Rittershaus

À l’antithèse du vide intersidéral sur scène, Alain Altinoglu est aux petits soins de la marmite sonore wagnérienne. Il trouve le liant des timbres dans les forte, alors que la maestria dont il fait preuve dans le jonglage entre les enchevêtrements de leitmotive et les changements de tempo associés, laisse graviter les matières dans les plus hautes sphères. Son énergie fonctionne par élans, par embardées, par un tourbillon qui nous emporte dans les enjeux profonds de la Tétralogie. Le cheminement du chef est à proprement parler romantique, car il figure des paysages fantasmagoriques et des reliefs acérés qui influent directement sur les états d’âme des personnages. Cette promenade multiplie les angles de vue, les panoramas, en une histoire sans fin favorisant ainsi, par l’accumulation créative, un effet waouh constant, passionné de rayonnement textural et de densité maillée. L’Orchestre symphonique de la Monnaie trouve le son monumental et homogène requis par le chef, applique le bon poids à son émission, même si nous l’avons connu plus rigoureux dans sa justesse (en particulier chez les violoncelles et les cuivres) et dans la précision de ses départs.

Hormis la Brünnhilde monolithique, en respirations coupant le flux et le rythme du chant, d’Ingela Brimberg, dont nous percevions déjà les limites dans La Walkyrie (et qui s’associent ici à des graves et à un bas médium assez faible, ainsi qu’à des aigus friables, la plupart du temps trop hauts, malgré une bonne projection), chaque membre de la distribution ajoute, à sa manière, sa pierre à l’édifice de caractères. Le ténor Bryan Register, choisi pour sa voix plus dramatique que Magnus Vigilius (dans la précédente journée), incarne Siegrfried dans une vigueur naïve, dans un bourgeonnement bienheureux, comme un livre ouvert des émotions de plus en plus humaines qu’il expérimente. La fluidité et la robustesse lui font chanter le pouvoir, la prise de décision et l’intégration au monde politique auquel il aspire, toujours irradiant et clair. Si Scott Hendricks peut moins briller dans ses mouvements que dans L’Or du Rhin de Castellucci, il poursuit en Alberich l’exploration des teints insidieux de sa partition, dans une quasi-physicalité de la voix, jusque dans son articulation aux consonnes bien résonantes. Avec Ain Anger, Hagen devient nuage sombre étendant ses griffes, ou rampant dans l’ombre, par une intériorité masquée qui éclate ponctuellement en tonnerre sur certains mots. L’effet est saisissant, et la voix s’ouvre peu à peu jusqu’à la mort de Siegfried, où la satisfaction de l’acte accompli décuple le tranchant précédemment bien acéré. La droiture et l’ampleur d’Andrew Foster-Williams (comme celles du Chœur de la Monnaie, préparé par Emmanuel Trenque) garantissent un Gunther directif, aux interventions découpées avec précision. Anett Fritsch campe Gutrune, applicant minutieusement avec une générosité hors-pair son ABC de l’émotion, nichée dans tous les détails de l’inflexion. Nora Gubisch varie les approches de segmentation de phrase pour concrétiser avec le plus de vérité possible, dans un même fil rouge, les tentatives d’argumentation de Waltraute auprès de sa sœur. Les registres homogènes de Marvic Monreal et le feu du récit de Katie Lowe (avec aussi Iris van Wijnen, pour les Nornes), et l’appairage sororal de Tamara Banješević, de Jelena Kordić et de Christel Loetzsch (pour les Filles du Rhin) constituent les derniers remparts de résistance pour faire vibrer pleinement ce Götterdämmerung, trop précipité dès le départ, par sa vacuité scénique, vers le crépuscule.

Thibault Vicq
(Bruxelles, 23 février 2025)

Le Crépuscule des dieux(Götterdämmerung) de Richard Wagner :
- à la Monnaie (Bruxelles) jusqu’au 2 mars 2025
- en streaming sur OperaVision et sur Auvio jusqu’au 22 août 2025

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