Beatrice di Tenda, Opera de Paris © Franck Ferville
Avant-dernier opéra de Bellini, Beatrice di Tenda se fait particulièrement rare sur les scènes lyriques. L’œuvre entre néanmoins au répertoire de l’Opéra de Paris ce 9 février dans une nouvelle production de Peter Sellars, comme « un défi à tous les dictateurs », avec une distribution réunissant Tamara Wilson, les frères Pene Pati et Amitai Pati, Theresa Kronthaler et Quinn Kelsey.
En 1831, Vincenzo Bellini rencontrait un tel succès avec sa Norma dont le rôle-titre était tout juste créé par Giuditta Pasta que l’année suivante, La Fenice de Venise lui commandait un nouvel opéra devant de nouveau mettre la cantatrice en vedette. En 1833, cette collaboration engendrait Beatrice di Tenda... qui connaitra un échec cuisant auprès du public – pour des raisons diverses, notamment les tensions entre Bellini et son librettiste Felice Romani et peut-être aussi les attentes trop hautes d’un public qui espérait une nouvelle œuvre de l’envergure de Norma. Toujours est-il que Beatrice di Tenda est aujourd’hui une œuvre particulièrement rare sur les scènes lyriques, mais qui fait néanmoins son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris (en coproduction avec le Gran Teatre del Liceu) à partir de ce 9 février dans une nouvelle production signée du metteur en scène Peter Sellars et dont les cinq rôles principaux donnent lieu à cinq prises de rôle. Une curiosité aux allures d’événement.
Une œuvre rare et pourtant d’une étonnante actualité
Lorsque la Fenice lui commande un nouvel opéra, Bellini hésite quant à son thème : il refuse les premières propositions de son librettiste Felice Romani (notamment l’adaptation d’une pièce française d’Alexandre Dumas), avant de trouver l’inspiration dans une œuvre de Carlo Tebaldi Flores que le compositeur avait vue avec Giuditta Pasta à la Scala quelques mois plus tôt. L’ouvrage s’inspirera finalement d’événements historiques italiens : la fin tragique de Béatrice de Tende, injustement condamnée à mort par son époux, le duc de Milan Filippo Maria Visconti.
Le livret s’inspire fidèlement de la réalité historique. En 1418, après la mort de son premier mari Facino Cane, Beatrice di Tenda a épousé le duc Filippo, contribuant ainsi à lui offrir la fortune et le trône de Milan. Un brin paranoïaque, le duc redoute néanmoins que son épouse ne fomente une rébellion avec les partisans de son époux défunt et cherche donc à la répudier. Il en trouvera l’occasion grâce à Agnese, éconduite par Orombello qu’elle aime mais qui lui préfère (chastement) Beatrice : Agnese les dénoncera, à tort, pour adultère. Emprisonné et soumis à la torture la plus brutale, Orombello avoue une liaison. Et malgré les dénégations de Beatrice, le tribunal la condamnera permettant au duc d’acter la sentence de mort. Beatrice se résigne, et après avoir accordé son pardon à Agnese et appelé à la bienveillance pour le duc, elle fait face à son destin avec dignité.
« Un défi à tous les dictateurs »
Dans Beatrice di Tenda, Bellini oppose la droiture inébranlable du rôle-titre à la tyrannie du duc, qui utilise les moyens de l’Etat (le tribunal) pour bafouer la vérité et conforter son propre pouvoir. À l’heure où les autocrates font parfois vaciller les principes démocratiques dans le monde, c’est l’angle que retient le metteur en scène Peter Sellars. Il fait un constat : « depuis la chute du mur de Berlin, il n’y a jamais eu autant de dictatures dans le monde qu’aujourd’hui... Pourquoi ? ». Pourquoi accepte-t-on de subir une autorité qui écrase toute forme d’espoir ou aspiration à la liberté ? Dans sa note d’intention, il précise : « Quand la tyrannie et l’autoritarisme étendent sans merci leur emprise violente, quand tout désir de changement est réprimé ou déçu, comment garder espoir ? Comment, ainsi que le fait Beatrice, rester digne et debout ? ». Selon le metteur en scène, « le courage et la détermination de Beatrice sont un défi lancé à tous les dictateurs ».
Pour matérialiser ce principe, Peter Sellars et le scénographe George Tsypin imaginent un décor labyrinthique et qui inscrit les protagonistes dans « un palais aux murs d’acier » évoquant « l’emprise et la surveillance exercées par une dictature impitoyable », alors que le duc Filippo est accompagné de figurants armés, lui servant de gardes du corps. Plus globalement, sa mise en scène « oppose la force brutale des dictatures à ce qu’il y a de plus tendre chez l’être humain ». Car c’est l’une des singularités de l’opéra de Bellini : la résistance de Beatrice au duc n’est pas grandiloquente, Beatrice ne se révolte pas, elle gagne la ferveur des siens en restant fidèle à ses idéaux et en faisant toujours montre de bienveillance malgré l’injustice. C’est ce que le compositeur traduit avec une musique à la fois très pure et très simple, presque mélancolique et qui ne fait pas appel à la puissance vocale des interprètes mais à leur délicatesse.
Cinq prises de rôles à l’Opéra de Paris
Pour interpréter cette musique presque fragile, la nouvelle production de l’Opéra de Paris confie les cinq rôles principaux à cinq interprètes qui les chanteront pour la première fois sur scène – et pour cause, l’ouvrage a longtemps été boudé par les scènes lyriques, se cantonnant à une petite carrière dans la foulée de sa création, avant d’être ponctuellement ressuscité dans les années 1960, notamment au disque par Joan Sutherland et Luciano Pavarotti.
Il faut dire que là encore, l’ouvrage de Bellini est déconcertant : le rôle de Beatrice a été composé pour la grande Giuditta Pasta et la partition lui réserve la quasi-totalité des grands airs de l’opéra. Les autres protagonistes sont souvent relégués à des duos ou des ensembles. Si le rôle-titre offre une partition toute en délicatesse, il impose néanmoins une forte mobilisation de son interprète et c’est Tamara Wilson qui relèvera ce défi à l’Opéra de Paris – elle y faisait ses débuts dans Turandot l’année dernière. Elle dit y aborder le rôle sans vouloir « le sur-dramatiser » ou le chanter de façon « trop mélodramatique », pour au contraire « laisser la musique parler d’elle-même » et laisser toute sa place à l’émotion. Et elle sera manifestement bien accompagnée : l’impressionnant Pene Pati dans le rôle d’Orombello et son frère Amitai Pati dans celui de son comparse Anichino, la mezzo Theresa Kronthaler dans le rôle d’Agnese et enfin Quinn Kelsey pour interpréter le duc. Gageons qu’ils sauront (re)donner chair à la Beatrice di Tenda de Bellini, dans la relecture très actuelle de l’œuvre par Peter Sellars.
La nouvelle production de Beatrice di Tenda est donnée du 9 février au 7 mars 2024 à l’Opéra Bastille.
08 février 2024 | Imprimer
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