En 2018, on commémore le centenaire de la disparition de Claude Debussy (mort le 25 mars 1918). Pour l’occasion, en deux parties, nous retraçons la vie particulièrement romanesque du compositeur que rien ne prédestinait à la musique et qui signera pourtant quelques-unes des œuvres les plus marquantes du répertoire français.
Nous revenons ici sur les jeunes années de Claude Debussy, de sa découverte de la musique d’abord comme pianiste, à ses premiers pas comme compositeur qui lui vaudront le très convoité prix de Rome.
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Aujourd’hui encore on peine à définir l’insaisissable Claude Debussy alors qu’il s’est lui-même déclaré : « simple comme une herbe ». Musicien indépendant et parfois rebelle, il incarne une époque dont il fait siennes les principales préoccupations esthétiques tout en conservant une parfaite indépendance d’esprit. « Quelle règle suivez-vous ? » lui demande-t-on au Conservatoire. « Mon bon plaisir ! », répond-t-il sans hésiter. Pour beaucoup de mélomanes, Debussy évoque le charme subtil d’une certaine musique française dont les sortilèges se déploient aux confins de l’inexprimable. D’un cahier d’esquisses, Reflets dans l’eau, Voiles, Brouillards, Nuages, Images oubliées, sont autant de titres évocateurs choisis par celui qui croyait en la suprématie du langage musical, capable de rendre les « correspondances mystérieuses entre la Nature et l’Imagination ». Mais la transposition sonore d’infimes et fragiles nuances est loin d’être un art de l’imprécision et de l’évanescence comme semble le suggérer ce florilège de titres impressionnistes. Debussy tente de « se frayer un chemin » au prix d’une rigueur extrême et d’un travail exigeant qui tend idéalement vers la « simplicité ». Après la création du Prélude à l’après-midi d’un faune (1894), le compositeur Paul Dukas évoque le talent « incomparable » de Debussy qui vient de révéler « son aptitude à construire un ensemble logique au moyen de la seule fantaisie ». Entre construction logique et fantaisie, à quelle école ne pas rattacher celui qui a constamment revendiqué son indépendance en refusant la commodité des étiquettes ? C’est probablement en raison d’une inlassable curiosité artistique, qui le conduit à s’impliquer dans tous les courants qu’explore son époque, que le musicien a stimulé cette manie très française de vouloir « ranger » chaque créateur dans une catégorie bien définie. Peut-être faut-il accepter une certaine indécision quand elle procède du génie. Doit-on placer le compositeur sous la bannière de l’« impressionnisme » ou le rattacher au « symbolisme » ? Après la création de Pelléas et Mélisande (1902), on voit apparaître un néologisme qui présente au moins le mérite de souligner le caractère singulier et novateur de la démarche de celui que Satie appelait malicieusement « Dieubussy » : on parlera alors de « debussysme ». A défaut de pouvoir cerner l’œuvre dans ses multiples miroitements, essayons de donner un aperçu de la vie d’un musicien très singulier qui déclarait : « Je n’aime que le silence, la paix, le travail, l’isolement, et tout ce que l’on peut dire de ma musique m’est complètement égal ».
L'enfance
Rien ne prédisposait vraiment Achille-Claude Debussy à devenir un des plus grands musiciens français. On chercherait en vain dans sa généalogie les signes annonciateurs d’une irrésistible vocation musicale. En 1861, après leur mariage, les parents du compositeur s’installent à Saint-Germain-en-Laye. Manuel Debussy (1836-1910) et Victorine Manoury (1836-1915) occupent une vieille maison de trois étages dont le rez-de-chaussée abrite leur modeste magasin de faïences et porcelaines. C’est là que naît le 22 août 1862 Achille-Claude, le premier de leurs cinq enfants. Curieusement, l’enfant ne sera baptisé que deux ans plus tard, le 31 juillet 1864 et la personnalité de ses marraine et parrain a beaucoup intrigué. Sa marraine est sa tante paternelle, Clémentine Debussy, qui prend pour la circonstance le nom pompeux d’Octavie de la Ferronnière. A ses côtés, on trouve son amant, Achille Arosa, un riche financier collectionneur d’art, dont le frère Gustave Arosa a inscrit son nom dans l’histoire comme tuteur de Paul Gauguin (1848-1903). On a longtemps prétendu que Debussy cherchait à dissimuler certains aspects de ses premières années pour mieux enfouir des secrets de famille et l’on a supposé qu’il était un enfant illégitime. Certains commentateurs n’ont pas hésité à suggérer qu’il était le fils naturel d’Achille Arosa et cette rumeur semblait confirmée par l’intérêt que le parrain accorda à son filleul durant sa prime jeunesse.
Debussy ; © DR
L’acte de baptême indique que l’enfant se prénomme désormais Claude-Achille. Il semble qu’on l’ait appelé Claude dans son enfance, puis ensuite, Achille. Ce n’est que vers 1892 que le musicien reviendra à son premier prénom, Claude. Les imprécisions relevées dans son état-civil témoignent sans doute des difficultés matérielles que traversaient ses parents. Dès 1864, la famille abandonne son médiocre commerce, et quitte Saint-Germain-en-Laye pour Paris. Le petit Claude est balloté au gré des changements de domicile qui accompagnent les aléas de la vie professionnelle d’un père notoirement instable. Plus tard, avec lucidité, Debussy appellera son père « le vieux galvaudeux ». Ancien marin, il rêverait de voir Claude faire carrière dans la marine mais l’enfant est livré à lui-même et ne fréquente aucune école, ce dont témoignera durablement son orthographe restée des plus hasardeuses. Quant à Victorine, la mère du compositeur, force est de reconnaître qu’elle est si peu tourmentée par l’avenir de ses cinq enfants qu’elle n’en a vraiment élevé aucun, préférant les placer dans son entourage pour mieux en être débarrassée.
Comment Claude Debussy a-t-il pu s’extraire d’un tel environnement pour entrer à 10 ans au Conservatoire de Paris, et obtenir ensuite le Grand Prix de Rome en 1884, à l’âge de 22 ans ? Le compositeur et critique musical Emile Vuillermoz (1878-1960) résume fort bien la situation en éclairant une attitude souvent déroutante : « Rien ne favorisa extérieurement l’éclosion de son génie qu’il portait enfermé au fond de lui-même comme un féérique trésor et qu’il fut toujours préoccupé de protéger jalousement contre les ignorants ou les importuns à qui il opposait un visage hostile et fermé ».
Découverte du piano
Deux femmes vont jouer un rôle important dans la vie du jeune Debussy. Au début de l’année 1870, la mère de Claude part rejoindre sa belle-sœur Clémentine à Cannes avec ses enfants. Les séjours cannois resteront les seuls souvenirs d’enfance que Debussy évoquera avec nostalgie. Il découvre la mer et les parfums enivrants du sud. La tante Clémentine qui est aussi sa marraine offre un peu de stabilité et d’affection au petit garçon, et sans que l’on sache vraiment pourquoi, cette « bonne fée » a l’idée de faire donner à Claude ses premières leçons de musique.
Antoinette-Flore Mauté de Fleurville ; © DR
De retour à Paris, l’enfant va être confié à Madame Mauté qui décèle chez lui de véritables dons. Cette pianiste chevronnée va décider de la carrière musicale de son protégé auquel elle donne des leçons gratuitement. Même s’il est peu probable qu’elle ait été une ancienne élève de Chopin comme elle le prétendait, elle fut néanmoins un excellent professeur pour Debussy qui confiera à la fin de sa vie : « je (lui) dois le peu de ce que je sais de piano ». Arrêtons-nous sur cette deuxième « bonne fée » dont le nom est lié à l’un des plus grands poètes de l’époque, Paul Verlaine (1844-1896). Antoinette Mauté de Fleurville est la mère de Mathilde Mauté (1853-1914) qui épousa le poète le 11 août 1871. C’est pour elle que Verlaine écrivit La Bonne Chanson, son recueil paru en 1870. Le jeune Debussy aurait donc pu croiser le poète chez son professeur de piano qui hébergeait les jeunes mariés. Verlaine connaissait déjà Rimbaud avec lequel il entretiendrait bientôt une liaison des plus orageuses. Claude aurait-il pu être témoin des scènes violentes qui opposaient souvent Mathilde et Paul ? Quelques années plus tard, Debussy mettra en musique des poèmes de Verlaine comme Ariettes oubliées (1885-1903) ou Fêtes galantes (1891-1892) sans pour autant jamais le rencontrer bien qu’ils aient des relations communes, en particulier Stéphane Mallarmé (1842-1898).
Les années d’apprentissage
En 1872, le jeune garçon de dix ans est admis au Conservatoire de Paris dans les classes d’Antoine Marmontel (1816-1898) pour le piano et d’Albert Lavignac (1846-1916) pour le solfège. On peut rappeler ici que l’on doit à Lavignac, outre son fameux Voyage artistique à Bayreuth, un virtuose « galop-marche » à huit mains dont l’effet est toujours garanti ! « Achille » Debussy est bientôt considéré comme « un prodige de douze ans qui promet d’être un virtuose de premier ordre ». Son père rêve déjà d’une belle carrière mais le « bouillant Achille » affirme son tempérament en opposant aux espoirs de ses maîtres ce qu’il appelle lui-même « son bon plaisir ». En 1877, le jeune homme ne remporte qu’un deuxième prix de piano et il se tourne vers la composition en intégrant la classe d’Ernest Guiraud (1837-1892), qui a surtout laissé son nom pour ses orchestrations d’Offenbach et de Bizet, dont il a été l’ami intime. Une véritable amitié naîtra aussi entre Debussy et Guiraud, qui se montra sensible aux théories nouvelles qu’échafaudait déjà son jeune élève sur l’harmonie ou la vocation du drame musical. Toute sa vie Debussy s’interrogera sur la manière de renouveler l’opéra en « cherchant après Wagner et non pas d’après Wagner ».
Debussy au Conservatoire ; © DR
Bien qu’il ait renoncé assez tôt à une carrière de virtuose, Debussy a toujours conservé un lien privilégié avec le piano qui occupe une place éminemment centrale dans sa production. A la suite de Schumann, de Chopin ou de Liszt, le musicien s’inscrit dans la lignée des grands pianistes compositeurs. Son œuvre pour piano développe tous les thèmes et épouse toutes les préoccupations qui ont jalonné son évolution artistique, depuis les pages de jeunesse (1880-1890) jusqu’à l’aboutissement des Etudes de 1915. Entre 1914 et 1917, Marguerite Long (1847-1966) a eu le privilège de travailler les partitions de Debussy en bénéficiant de ses indications ; cette pianiste exceptionnelle nous livre une précieuse description du jeu debussyste : « Comment oublier la souplesse, la caresse, la profondeur de son toucher ! En même temps qu’il glissait avec une douceur si pénétrante sur son clavier, il le serrait et en obtenait des accents d’une extraordinaire puissance expressive (…) Il jouait presque toujours en demi-teinte, mais avec une sonorité pleine et intense, sans aucune dureté dans l’attaque, comme Chopin. ».
La vie de château
En 1879, Antoine Marmontel recommande son élève à Madame Marguerite Wilson-Pelouze, la riche propriétaire du château de Chenonceau qui cherche un pianiste pour agrémenter ses soirées. Il était courant que les élèves du Conservatoire trouvent de tels emplois chez de riches amateurs durant les vacances d’été. Tout un monde de luxe et de beauté s’offre au jeune Debussy qui quitte sans regret le petit appartement familial et ses fins de mois difficiles. Ce séjour au cœur d’une magnifique demeure historique lui permet de côtoyer une société brillante et cultivée tandis qu’il se familiarise avec l’œuvre de Richard Wagner que son hôtesse connaissait bien. De 1880 à 1882, dans des conditions similaires, Debussy accompagne la célèbre bienfaitrice de Tchaïkovski, Nadedja von Meck, une veuve richissime qui voyage d’une villégiature à l’autre avec ses six filles et ses cinq garçons. A travers la France, la Suisse et l’Italie, et jusqu’en Russie, le jeune homme partage avec cette famille une vie somptueuse et raffinée à laquelle il prend rapidement goût. Ces expériences auront été déterminantes pour la formation du musicien qui élargit son horizon intellectuel en parcourant une grande partie de l’Europe. Elles auront aussi donné des goûts dispendieux à celui qui n’en aura jamais les moyens.
Cette parenthèse enchantée a dû constituer un souvenir réconfortant pour un homme qui a connu toute sa vie de pénibles difficultés financières. Dans la première lettre de Debussy que nous possédons, le lauréat du Prix de Rome réclame déjà de l’argent car il n’a pas les moyens de s’offrir un dîner pour fêter dignement son succès ! Souvent criblé de dettes, le compositeur devra plus d’une fois fuir ses créanciers. Sa situation s’améliorera un peu avec le succès de Pelléas (1902). En 1908, lorsqu’il épousera sa seconde femme, Emma Bardac (1862-1934), tout Paris imaginera que c’est pour la fortune qu’elle doit hériter de son oncle banquier. Malheureusement, il n’y a pas d’héritage et, jusqu’à ses derniers jours, bien que rongé par le cancer, Debussy devra accepter de partir en tournée pour « combattre une mouise obstinée ». Car s’il habite avec sa nouvelle femme dans un hôtel particulier de l’avenue du Bois-de-Boulogne, sa situation est toujours aussi catastrophique. Le loyer, les domestiques et la gouvernante anglaise de sa petite fille adorée, Claude-Emma (1905-1919), surnommée Chouchou, constitueront alors une charge démesurée.
La vie de bohème
En 1884, après deux échecs, « Achille » obtient le très convoité prix de Rome ; il prétend avoir volontairement pastiché les procédés de ses maîtres qu’il jugeait parfaitement dépassés. Impatient de commencer une vraie carrière de compositeur, il se désespère de devoir passer deux longues années à Rome, loin de l’effervescence des milieux littéraires et artistiques parisiens. Dès le début de son séjour tout l’indispose : la ville, le climat, et les contraintes d’une vie en communauté. Debussy est obsédé par le désir de quitter définitivement la Villa Médicis pour « ne plus respirer l’air qui s’échappe de cette usine à spleen ». Ce sera chose faite en mars 1887. L’essentiel de ce qu’il composa dans le cadre de la Villa Médicis s’apparente à une recherche, et reste une ébauche de l’œuvre à venir comme la partition de Diane au bois, un opéra inachevé d’après une pièce de Théodore de Banville.
Debussy et Rosalie Texier, dite Lilly ; © DR
Rentré plus tôt que prévu à Paris, et plus que jamais assoiffé de liberté, Debussy mène une vie de bohème. Il coupe définitivement les ponts avec le monde musical officiel qu’il rejette. Un jour qu’il sert de témoin à un mariage, il mentionne sur le registre qu’il est « jardinier » !... Commence alors une série d’aventures amoureuses mêlées à différents projets de mariage, et dominées par une liaison avec Gabrielle Dupont (1866-1945). Cette Gaby « aux yeux verts » partage à partir de 1889 les débuts miséreux du compositeur. Trois ans après leur séparation, en juin 1902, le musicien lui adresse un exemplaire de Pelléas et Mélisande portant la dédicace suivante : « À Gaby, princesse du mystérieux royaume d’Allemonde. Son vieux dévoué Claude Debussy ». En 1899, en pleine difficultés financières, Debussy finira par se « caser » en épousant sans enthousiasme Rosalie Texier (1873-1932), dite Lilly, mannequin dans une maison de haute couture parisienne fondée par les sœurs Callot.
C’est également à cette époque de bohème que Debussy se lie d’amitié avec Robert Godet (1866-1950) lors de leurs voyages à Bayreuth en 1888 et 1889. Les deux amis entretiendront une longue correspondance dans laquelle se manifestent les dons d’écrivain de Claude Debussy qui préfère les milieux littéraires à la fréquentation des musiciens. Ses premières compositions sont des mélodies qui révèlent son profond amour de la poésie et on le voit très souvent à la Librairie de l’Art indépendant, quartier général des poètes symbolistes où il croise Villiers de l’Isle-Adam (1838-1889) ou Mallarmé, qui le convia à participer à ses fameux mardis, chez lui, rue de Rome. Debussy fréquente aussi de jeunes écrivains comme André Gide (1869-1951), Paul Claudel (1868-1955), Pierre Louÿs (1870-1925) ou Henri de Régnier (1864-1936), mais seul Pierre Louÿs fut son ami très proche. « Tu es certainement celui de mes amis que j’ai le mieux aimé », lui écrira-t-il en 1903.
» À suivre, deuxième partie : Debussy, les années de la maturité
15 mars 2018 | Imprimer
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