Si Etienne-Nicolas Méhul avait pour obsession que l’histoire retienne son nom, force est de reconnaître que ses œuvres ont peu passé les suffrages du temps, à l’exception peut-être de ses chants révolutionnaires. Pourtant, le compositeur a signé plusieurs dizaines d’opéras, était salué par ses contemporains et reconnu par ses pairs (dont certains se sont inspirés de son travail), en plus d’avoir contribué à faire évoluer le genre opératique de son époque... Alors qu’en ce 18 octobre, nous commémorons les 200 ans de sa disparition, nous nous souvenons de l’histoire et des influences du « compositeur oublié ».
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Si ce compositeur n’occupait pas une place de choix au panthéon des musiciens oubliés, nous devrions en 2017 célébrer dignement le bicentenaire de la mort d’Etienne-Nicolas Méhul. L’ironie du sort veut qu’il ait anticipé le destin injuste qui l’attendait dans ces quelques mots qu’il adressa à Rouget de Lisle (1760-1836), simple musicien amateur devenu immortel grâce à La Marseillaise : « Tu sais que j’ai la folie de sauver mon nom de l’oubli, eh bien si mes ouvrages ne peuvent parvenir à ce but, tu auras fait en un instant ce que je n’aurai pu faire de toute ma vie ».
Pour quelles raisons Méhul a-t-il échoué dans son rêve d’immortalité ? Bien peu nombreux aujourd’hui sont les mélomanes qui connaissent son nom sans même parler de sa musique. Et pourtant qui n’a jamais entendu son fameux Chant du départ dont le refrain martial, « la Victoire en chantant… », rythme encore aujourd’hui nombre de cérémonies officielles ? On rapporte qu’il a improvisé ce chant sur un coin de cheminée, un soir de 1794. Comment soupçonner donc que Méhul fût une des figures les plus importantes du monde musical français du début du XIXème siècle ? Depuis ses débuts sous la Révolution jusqu’à son ascension sous l’Empire, le musicien s’adapta à plusieurs régimes politiques en poursuivant une carrière qui devait s’achever sous la Restauration. En 1815, après le retour des Bourbons, parut un ouvrage étonnant au titre très explicite, Le Dictionnaire des girouettes. Après chaque nom figuraient des petits symboles indiquant le nombre de fois où la personne désignée avait changé de camp politique… Méhul y est gratifié de trois girouettes qui signalent ces différents changements de cap. Quoi qu’il en soit, il fut un musicien incontournable, auteur de nombreux ouvrages lyriques et symphoniques. Il exerça une influence sur Beethoven qui lui emprunta sans doute le célèbre signal de trompette de Fidelio (1814). Il fut admiré de Hector Berlioz qui louait la variété et le caractère novateur de ses opéras, précurseurs du grand opéra français. Carl Maria von Weber le dirigea à Dresde en 1817 et Richard Wagner à Riga, en 1838. Luigi Cherubini (1760-1842) tenait en haute estime Stratonice (1792), une « comédie héroïque en un acte » qu’il déclarait être le plus réussi des ouvrages de Méhul et dont on retrouve l’écho dans sa propre Médée (1797). Figure marquante de l’opéra pré-romantique français, Méhul mérite mieux qu’une modeste place d’auteur de chants révolutionnaires.
Dans la tourmente révolutionnaire
Le 1er novembre 1917, le musicologue Julien Tiersot (1857-1936) rédige pour La Revue de Paris un article destiné à marquer le centenaire de la mort de Méhul survenue « le 18 octobre 1817, à Paris, dans une maison qu’on peut voir encore, rue Montholon… ». Tiersot déplore déjà l’oubli dans lequel est tombé ce « musicien de génie » formant un « trait d’union » entre « Rameau, l’incarnation sonore du XVIIIème siècle » et « Berlioz, l’ardent interprète du romantisme de 1830 ». Méhul a traversé une des périodes les plus tourmentées de notre histoire et, selon Tiersot, « il n’a pas fait qu’y assister en simple spectateur, mais il s’en est intimement pénétré, et ce n’est pas trop de dire que c’est de ces événements mêmes que sa production est née. »
Etienne-Nicolas Méhul ; © DR
Etienne-Nicolas Méhul est né le 22 juin 1763 à Givet, dans les Ardennes. Il est le fils du maître d’hôtel du comte de Montmorency, ce qui ne le prédisposait guère à faire le choix d’une carrière musicale. Méhul commence par étudier l’orgue au couvent des Récollets de sa ville natale, puis il poursuit sa formation auprès d’un brillant organiste allemand, le chanoine Guillaume Hanser (1738-1796), qui avait fondé une école de musique à l’Abbaye de Laval-Dieu. Vers l’âge de quinze ans, Méhul s’installe à Paris pour y étudier la composition auprès du claveciniste et compositeur alsacien Jean- Frédéric Edelmann (1749-1794). Ce pédagogue réputé était l’ami de Gluck (1714-1787).
Dès l’âge de vingt ans, Méhul révèle ses dons d’écriture avec trois sonates pour piano qu’il a fait paraître en bénéficiant peut-être de l’appui de Gluck qui l’encourageait dans sa vocation musicale. Mais c’est surtout l’opéra qui intéresse le jeune musicien. Après avoir vainement tenté de faire représenter ses premières œuvres à l’Opéra, Méhul connaît un triomphe à la Comédie-Italienne avec Euphrosine, un opéra-comique créé le 4 septembre 1790. Du jour au lendemain, voici Méhul considéré comme l’égal de Gluck qu’il admire par-dessus tout. A côté d’un traitement très original de la voix, Euphrosine témoigne déjà de l’attention particulière que le musicien portera toujours à l’orchestration et aux innovations harmoniques. Le jeune compositeur partage son triomphe avec Benoît-François Hoffman (1760-1828), l’auteur du livret d’Euphrosine. C’est avec la complicité d’Hoffman que Méhul réalisera ses meilleurs ouvrages. Une des raisons de l’oubli dans lequel sont tombés la plupart des opéras de Méhul est le manque de talent des autres librettistes avec lesquels il sera appelé à travailler par la suite. On reproche souvent au compositeur la faiblesse et le caractère trop artificiel des intrigues qu’il a choisi de mettre en musique.
Après le succès retentissant d’Euphrosine, l’Opéra accepte Alonzo et Cora (1791) mais cette fois c’est un échec, précisément en raison des défauts du livret. On aurait pu croire que la Révolution mettrait un terme à cette carrière naissante. Il n’en fut rien. Méhul écrivit une vingtaine d’opéras durant cette période où il était si difficile de conserver sa tête… Les triomphes se succédèrent sur la scène de L’Opéra-Comique. Stratonice y fut créé en 1792. Berlioz le met au nombre des opéras qu’il dit pouvoir chanter par cœur ! On retrouve l’écho de cette histoire de « maladie d’amour » soignée par l’intervention d’un sage médecin jusque dans Iolanta (1892) de Tchaïkovski et L'amour des trois oranges (1921) de Prokofiev. Le romantisme naissant imprègne la partition de Méhul dont le génie dramatique suscita l’admiration de Wagner. On peut également citer Mélidore et Phrosine (1794) ou encore Ariodant (1799), reprenant le même sujet que Haendel. Quel est le secret de ces succès ? Méhul semble pouvoir aller d’un genre à l’autre avec la même facilité. Tour à tour comique ou dramatique, son inspiration lui permet d’aborder tous les thèmes à la mode qu’ils soient chevaleresques, larmoyants ou historiques.
De « La Victoire en chantant » à l’Irato (1801)
Non seulement la Révolution n’est pas parvenu à briser la carrière de Méhul mais le musicien a été un de ses chantres à partir de 1793 quand il commença à apporter sa contribution aux fêtes musicales révolutionnaires avec un Hymne à la raison. Il compose alors un grand nombre d’œuvres de circonstance comme le fameux Chant du départ qui l’a sauvé d’un oubli complet. A ce chant s’ajoutent également Le Chant de la Victoire et Le Chant du Retour.
Marie-Joseph Chénier ; © DR
Méhul devint membre de l’Institut national de musique en 1793. Il sera par ailleurs titulaire d’autres postes officiels, ce qui nous indique qu’à ses talents musicaux s’ajoutait un sens aigu de la politique. Le Chant du départ composé sur des paroles de Marie-Joseph Chénier (1764-1811), frère du célèbre poète guillotiné sous la Terreur, était l’un des morceaux les plus joués durant les années révolutionnaires. Le Comité de salut public avait demandé qu’il soit exécuté le 14 juillet 1794 pour célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille. Ce chant fut repris lors de la Première Guerre Mondiale pour exalter la bravoure des combattants mais on l’avait déjà vu resurgir lors des révolutions de 1830 et 1848 comme pendant la Commune de Paris en 1871.
Curieusement un autre chant guerrier de sinistre mémoire est à rattacher à Méhul. Il s’agit du Horst-Wessel-Lied qui fut sous le régime nazi l’hymne des SA, puis du NSDAP. Ce chant dédié à la mémoire de Horst Wessel, un jeune SA abattu par les communistes servit aussi d’hymne national durant cette sombre période ; il était même obligatoire de l’entonner avant chaque concert. La diffusion de ce chant est aujourd’hui interdite. En quoi Méhul est-il concerné par ce triste souvenir ? Tout simplement parce que la mélodie du Horst-Wessel-Lied reprend celle d’une chanson populaire… dont l’air est extrait de Joseph (1807) un des principaux opéras de Méhul !
C’est peut-être parce qu’il savait admirablement bien restituer les accents sublimes de ses chants révolutionnaires sur la scène lyrique que Méhul a durablement conquis le cœur de ses contemporains. Il lui restait à évoluer après le coup d’Etat du 18 Brumaire. Avec l’arrivée de Napoléon Bonaparte, qui vient « achever le roman de la Révolution », la physionomie de Paris change. Les Parisiens souhaitent en finir avec la peur et les contraintes pour aborder une nouvelle vie tournée vers le divertissement. On ne veut plus voir le répertoire révolutionnaire dont les sentiments ardents semblent boursoufflés à l’excès. Le public veut de la gaité, de la légèreté, comme on en trouve dans l’ « opera buffa » italien. Napoléon est l’exemple même de cet engouement pour l’opéra italien. L’Année Théâtrale pour l’An X relate une conversation entre Napoléon et Méhul qui lui avait été présenté par Joséphine de Beauharnais. Bonaparte confie au musicien : « j’estime beaucoup votre talent, mais j’avoue que j’ai une prédilection particulière pour la musique italienne. La vôtre est peut-être plus savante et plus harmonieuse ; celle de Paisiello et de Cimarosa a pour moi plus de charmes ». En réalité Bonaparte aurait mis Méhul au défi de pouvoir écrire de la musique dans le genre italien. Le compositeur se pique au jeu et compose L’Irato ou l’Emporté, un pastiche qui triomphe en 1801. Méhul composera une quinzaine d’opéras sous l’Empire. Il sera l’un des compositeurs officiels du régime et l’un des premiers à obtenir la Légion d’honneur créée par Napoléon Bonaparte en 1802. Pourtant ses plus grands triomphes comme l’Irato, Joseph (1807), Euphrosine et Coradin (1790) ou Stratonice (1792) n’ont pas été donnés à l’Opéra mais à L’Opéra-Comique. Méhul rêvait d’un grand succès à l’Opéra et la fin de sa vie fut assombrie par un certain découragement.
Méhul annonciateur du romantisme
Estimé et couvert d’hommages, le compositeur connaît en 1806 un nouveau succès avec Uthal où l’orchestration se pare de teintes sombres et mélancoliques en parfait accord avec le climat romantique de l’univers d’Ossian, barde mythique du IIIème siècle traduit et publié en Angleterre entre 1760 et 1763 par le poète James Macpherson (1736-1796). Toute une génération s’enflamma à la lecture de ces fameux poèmes d’Ossian dont l’authenticité a été contestée. Napoléon en était un lecteur assidu. Cette mythologie écossaise allait irriguer l’époque romantique et Méhul en a saisi tout le potentiel imaginaire et émotionnel. Dans la Gazette de France du 19 mai 1806 un critique peu enthousiaste note : « Les vers sont des imitations souvent heureuses du barde écossais (…) L’auteur jette à pleines mains les fleurs sauvages de la langue ossianique, et tout cela produit un effet assez bizarre au pays de l’Opéra-comique ».
Opéra Comique à Paris ; © DR
Méhul était-il trop en avance sur son temps ? En abordant avec un égal bonheur tous les genres théâtraux, il s’impose comme le promoteur d’un genre nouveau, celui de l’opéra-comique sérieux où le pathétique et le tragique peuvent cohabiter avec un ton plus léger. Mais de quoi parle-t-on précisément quand on parle d’ « opéra-comique » ? On évoque à la fois un genre et un lieu, l’Opéra-Comique, un des grands théâtres parisiens où le genre s’est développé. La frontière entre opéra et opéra-comique réside essentiellement dans l’usage de dialogues parlés, imposés à l’Opéra-Comique en raison du monopole que l’Opéra de Paris exerçait sur tous les ouvrages lyriques entièrement chantés. Méhul se rattache à cette inspiration aimable et sentimentale, spécifiquement française, et illustrée par des compositeurs aujourd’hui oubliés comme Pierre-Alexandre Monsigny (1729-1817), Philidor (1726-1795) ou encore André Grétry (1741-1813). Cependant Méhul apporte une dimension toute nouvelle en puisant dans l’alternance des dialogues parlés et des airs chantés une puissance dramatique qui manquait jusque-là. C’est son expérience symphonique et l’originalité de son écriture vocale qui permettent à Méhul de se distinguer de ses contemporains. Ainsi, la partition de Joseph, dont le titre complet est La Légende de Joseph en Egypte, impressionne par la noblesse de son style où l’on perçoit l’influence de Gluck. Si la plupart des airs conservent la simplicité élégiaque propre à l’opéra-comique, les ensembles et les finales témoignent de toute la science polyphonique du compositeur. Carl Maria von Weber voyait dans Joseph « la couleur et la vie patriarcales alliées à la pure candeur d’une religiosité ingénue ». Nous sommes loin de l’aspect divertissant qui s’attache à un opéra-comique et l’on voit déjà se profiler les œuvres qui s’épanouiront au cours du XIXème siècle sous ce vocable qui aura alors perdu beaucoup de sa signification avec un drame comme la Carmen (1875) de Bizet.
Etienne-Nicolas Méhul mourut de tuberculose à l’âge de cinquante-quatre ans, le 18 octobre 1817. Ses liens avec Napoléon ne l’avaient pas empêché de conserver un rôle éminent sous la Restauration comme en témoigne une de ses dernières œuvres, une cantate écrite en 1816 en l’honneur du retour des Bourbons. On a souvent évoqué l’influence de Gluck sur l’œuvre de Méhul. Malgré la vive admiration qu’il nourrissait pour le musicien allemand, Méhul savait bien qu’un autre compositeur le surpassait infiniment. Comme en témoigne cette réponse qu’il fit un jour à quelqu’un qui lui demandait s’il considérait Mozart comme un musicien incomparable : « Incomparable, dites-vous ? Ma foi, mon ami, je n’en sais vraiment rien car je n’ai jamais eu la pensée de le comparer à personne ».
18 octobre 2017 | Imprimer
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