Jeanne d’Arc au bûcher, le miracle d’une rencontre

Xl_jeanne-darc-au-bucher-opera © DR

Pour la première fois le temps d’un même spectacle, l’Opéra de Francfort imagine de réunir deux œuvres rares et inspirées : d’abord La damoiselle élue, poème lyrique de Claude Debussy, et ensuite Jeanne d’Arc au Bûcher, « mystère lyrique » initié par la juive Ida Rubinstein, le protestant Arthur Honegger et le catholique Paul Claudel « qui dépasseront tous les clivages d’avant-guerre pour communier dans le même idéal artistique ». En attendant de découvrir la nouvelle production mise en scène ici par Àlex Ollé et confiée à la baguette de Marc Soustrot, nous revenons sur la genèse d’une œuvre singulière et intense.

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Ida Rubinstein ; © DR

A l’origine de Jeanne d’Arc au bûcher se trouve la rencontre de trois personnalités exceptionnelles. L’initiatrice du projet fut une femme, Ida Rubinstein (1888-1960) dont on a oublié aujourd’hui qu’elle joua un rôle essentiel dans le monde artistique de l’entre-deux-guerres. Danseuse, chorégraphe et actrice, elle était passionnée par toutes les formes anciennes de théâtre dont elle favorisa le renouveau à travers son activité de mécène.
Début 1934, Ida Rubinstein conçoit le projet d’un spectacle sur Jeanne d’Arc après avoir assisté à la représentation d’un mystère médiéval donné par les étudiants de la Sorbonne. C’est au cours d’un dîner aux chandelles donné sur fond de musique du XVème siècle qu’Ida Rubinstein expose ses idées à Arthur Honegger (1892-1955). Le théâtre lyrique a toujours exercé une grande fascination sur le musicien qui accepte d’écrire une partition.
Membre du fameux groupe des Six, avec Georges Auric, Louis Durey, Darius Milhaud, Francis Poulenc et Germaine Taillefer, Honegger doit le début de sa célébrité à un oratorio sacré, Le Roi David (1921). Reste à trouver l’écrivain capable de s’accorder au désir profond d’Honegger : 

« Je rêve d’une collaboration qui parviendrait à être si totale que souvent, le poète pensât en musicien et le musicien en poète, pour que l’œuvre  issue de cette union ne soit pas le hasardeux résultat d’une série d’approximations et de concessions, mais l’harmonieuse synthèse des deux aspects d’une même pensée. »

Paul Claudel (1868-1955) semble le poète le mieux indiqué. Dans Le Soulier de satin (1930), n’a-t-il pas su faire du personnage de Doña Musica l’incarnation de la musique divine, « la voix intérieure de l’harmonie éternelle » ? Et dans L’Annonce faite à Marie (1912), Claudel définissait déjà la musique comme « cet accent de paradis, cette proposition de mystère, ce souvenir de Dieu ». Après avoir hésité, le plus musicien des poètes finit par accepter la proposition du compositeur. Les deux hommes travailleront de concert avec leur commanditaire. Dans la tourmente de l’avant-guerre, la juive Ida Rubinstein, le protestant zurichois Arthur Honegger et le catholique Paul Claudel dépasseront tous les clivages pour communier dans le même idéal artistique. De cette rencontre aussi féconde que providentielle résultera un ouvrage unique dont le triomphe initial ne s’est jamais démenti. 

Faire du neuf avec de l’ancien

Liszt, Gounod, Verdi et Tchaïkovski figurent au nombre des compositeurs que Jeanne d’Arc a inspirés sans pour autant leur permettre de donner naissance à un chef-d’œuvre. Le projet d’Ida Rubinstein n’était-il pas un peu présomptueux ? Les plus grands avaient échoué à faire de la jeune bergère guidée par les voix du ciel une héroïne lyrique inoubliable. Reprenant l’épopée et le procès de celle qui périt brûlée vive sur la place du Vieux-Marché de Rouen le 30 mai 1431, Jeanne d’Arc au bûcher aura une construction dramatique tout à fait originale tenant de l’« oratorio » et du « drame ». On y entendra un chœur mixte, un chœur d’enfants et un orchestre, tandis que rôles parlés et chantés tisseront le récit de la vie terrestre de la sainte dans un esprit qui rappelle, par-delà les siècles, le figuralisme didactique des vitraux du Moyen-Age. Toutes ces influences répondent parfaitement aux aspirations d’Ida Rubinstein que passionnent la tragédie antique ou le mystère médiéval alliant parole et musique à la danse et à la pantomime. La riche héritière a suivi une formation d’actrice et de danseuse avec Michel Fokine (1880-1942). Remarquée par Diaghilev, elle participe un temps aux Ballets russes et s’installe à Paris où elle soutiendra généreusement la carrière de nombreux artistes en commandant une vingtaine d’œuvres dans lesquelles elle peut déployer tous ses talents. A sa demande, Debussy, Ravel, Stravinsky ou Honegger mirent en musique les textes d’écrivains comme d’Annunzio, Valéry, Gide ou Claudel qui n’hésitera pas à la définir comme « une grande actrice à qui la scène française a tant d’obligations ». Mais sans doute lassé par ses exigences de mécène trop enthousiaste, l’écrivain l’appellera aussi « cette toquée d’Ida Rubinstein »…     


Arthur Honegger ; © DR

Arthur Honegger est l’un des plus fidèles collaborateurs d’Ida Rubinstein. Amphion (1929) et Sémiramis (1933), deux « ballet-mélodrame » composés avec Paul Valéry (1871-1945) se détachent d’un ensemble dont Jeanne d’Arc au bûcher constitue la sixième et dernière création. Honegger souhaite d’emblée associer Paul Claudel à cette nouvelle aventure artistique mais l’écrivain refuse immédiatement en assénant : « Jeanne d’Arc (…) semble n’avoir été réduite en cendres que pour saupoudrer de rhétorique un monceau d’ouvrages insipides ». Pourtant, au cours d’un voyage entre Paris et Bruxelles, Claudel fait une expérience mystique qui lui fait oublier la difficulté de mettre en scène un personnage historique : « Tout à coup, je reçus un choc irrécusable, celui de la conception. J’eus la vision de deux mains ensemble garrottées qui s’élevaient en faisant le signe de la croix. La pièce était faite, je n’avais plus qu’à l’écrire ; ce fut l’affaire de quelques jours ».

« De la musique avant toute chose »

Paul Claudel rédige un livret en une dizaine de jours. Littéralement subjugué par la qualité musicale de son écriture, Arthur Honegger, se met au travail le 3 janvier 1935. Le poète a parfaitement su adapter son texte aux exigences musicales et l’alliance du drame et de la musique se fera naturellement. 


Paul Claudel ; © DR

Comme Verlaine le conseillait dans son Art poétique, Claudel a écrit en recherchant « de la musique avant toute chose ». Si bien qu’Honegger n’hésite pas à affirmer : 

« L’apport de Claudel a été si grand que je ne me reconnais pas comme l’auteur véritable, mais comme un simple collaborateur. Si à l’exécution il se dégage quelque émotion, il n’est que juste d’en rapporter la plus grande part à Claudel, dont je n’ai fait que suivre les indications en mettant à son service mes connaissances techniques pour tenter de réaliser de mon mieux la musique qu’il avait lui-même créée ».

On peut citer quelques procédés comme l’emploi de phrases simples, le choix de formules qui reviennent comme des « leitmotive », le recours à des citations musicales comme la chanson lorraine de Trimazô qui apparaît dans de nombreuses scènes pour faire le lien entre différents moments de la vie de Jeanne. Ce chant populaire ancien est à l’image de l’héroïne, pure, simple et naïve. Il suggère toute la fragilité et la solitude de Jeanne au seuil de la mort. Claudel a intégré la musique à son livret comme si elle était un acteur du drame à part entière. Le librettiste a recours au procédé de la mise en abyme pour faire « dialoguer » parole et musique. L’action se déroule sur deux plans. Jeanne contemple et commente les événements de sa propre vie. Ligotée à son bûcher la jeune fille se trouve sur un plateau supérieur où elle s’entretient avec Frère Dominique qui l’aide à retrouver le sens de ses actes tandis que sur une scène inférieure se déroulent différents tableaux musicaux comme le procès ou le jeu de cartes « inventé par un roi fou ». Claudel indique très précisément qu’il faudrait « une scène à deux étages réunis par un escalier assez raide. Sur la scène II, un bûcher et au milieu du bûcher un poteau auquel Jeanne est attachée par des chaînes ». 

Dans Le Drame et la musique, Claudel évoque à propos d’une autre de ses œuvres, L’Annonce faite à Marie (1912), une des missions qu’il assigne à la musique : « la sonorité des timbres » qui doit conférer «  l’atmosphère, l’enveloppe, la dignité et la distance, que la parole à elle toute seule, maigre et nue, (est) impuissante à fournir ».

« Le sommet de la vie de Jeanne »

Même si Jeanne d’Arc au bûcher livre une vision poétique et symbolique de la jeune bergère de Domrémy, Claudel n’en a pas moins utilisé de véritables données historiques. Ida Rubinstein avait offert au poète un exemplaire du Procès de condamnation de Jeanne d’Arc, un ouvrage qui contient toutes les pièces de la procédure et qui est mentionnée par le personnage de Jeanne (scène II) : « Toutes ces plumes sans relâche autour de moi (…) Toutes ces plumes sur le parchemin, qui grincent, cela a fait un livre ? Tout cela a fait un livre, et moi je ne sais pas lire. »  Le dramaturge y a puisé de nombreux détails pour retracer la vie de Jeanne depuis son enfance jusqu’à son exécution en passant par le sacre de Charles VII et le procès présidé par l’Evêque Cauchon. Si l’inscription dans la réalité historique est certaine, Claudel a évité l’écueil de réécrire une vie de la sainte comme il y en a trop eu en utilisant un procédé résolument original : « Pour comprendre une vie, comme pour comprendre un paysage, il faut choisir le point de vue et il n’en est pas de meilleur que le sommet. Le sommet de la vie de Jeanne c’est la mort, c’est le bûcher de Rouen ». Onze scènes durant, Jeanne va revoir sa vie depuis le bûcher en remontant le cours du temps dans un effort constant pour comprendre ce qui lui est arrivé : « Hérétique ! Sorcière ! Relapse ! Frère Dominique ! Tout cela c’est Jeanne d’Arc ? Est-ce vrai ? Est-ce moi qui suis tout cela ? » (scène III). Jeanne semble totalement perdue et elle interroge inlassablement : « C’est vrai que je faisais tant de mal ? C’est vrai que vous la détestiez tellement, votre pauvre Jeanne ? » (scène III). Progressivement, grâce à Frère Dominique, Jeanne s’affranchit des interrogations et des accusations pour atteindre la plénitude de sa foi et de son espérance. Elle accepte la mort qu’elle redoutait tant et ses derniers mots seront ceux de sa soumission à l’amour divin : «  Il y a Dieu qui est le plus fort ! ». Jeanne triomphe paradoxalement en consentant au sacrifice de sa vie. Le poète semble avoir réalisé le vœu formé par Michelet (1798-1874) méditant sur l’histoire de Jeanne : « Il faut se garder bien d’en faire une légende, on doit en conserver pieusement tous les traits, même les plus humains, en respecter la réalité touchante et terrible ».

Jeanne d’Arc au bûcher porte profondément la trace de l’importance grandissante de la Bible dans la vie de Claudel. Le livre sacré lui apparaît comme le plus parfait qui soit et il s’en inspire constamment. De nombreux passages de Jeanne ne peuvent s’éclairer qu’à la lumière des textes religieux qui les ont suscités.

Dans la tourmente de la guerre

Arthur Honegger achève sa partition à Perros-Guirec le 30 août 1935, mais de nombreux obstacles vont retarder la création de l’ouvrage – qui n’a lieu que le 12 mai 1938, en  version de concert à Bâle sous la direction de Paul Sacher (1906-1999). 


Paul Sacher ; © DR

Ida Rubinstein tient comme prévu le rôle de Jeanne d’Arc. Le succès est immense et les difficultés passées, surtout dues à des problèmes matériels, sont oubliées. Mais la fortune d’Ida Rubinstein n’est plus ce qu’elle était et le climat général est de plus en plus sombre. A l’accueil enthousiaste de la Suisse  succède une année plus tard l’atmosphère haineuse et trouble de la création française, à Orléans le 6 mai 1939, lors d’un festival consacré à Jeanne d’Arc, figure emblématique de la ville. Un libelle antisémite des plus violents dénonce la participation de la « juive Ida Rubinstein » et « la composition musicale du juif Arthur Honegger » ! Quelque temps plus tard, le compositeur protestant sera obligé de fournir un certificat d’aryanité aux occupants allemands ! Le 13 juin suivant, Jeanne d’Arc au bûcher est créée triomphalement en version de concert à Paris. La principale instigatrice de Jeanne d’Arc au bûcher doit quitter la France en 1940 pour trouver refuge en Angleterre où elle se consacrera à des œuvres caritatives. Elle reviendra en France après la guerre et se retirera à Vence où elle est morte oubliée, en 1960.

Contre toute attente, c’est sous l’Occupation que Jeanne d’Arc au bûcher va acquérir la grande popularité qui est encore la sienne de nos jours. L’ouvrage est donné dans plus de quarante villes de la zone libre grâce à la création à Lyon, en 1941, d’un « Chantier orchestral » dirigé par un jeune chef d’orchestre, Hubert d’Auriol. Après l’armistice la morosité s’est installée et la vie culturelle est devenue moribonde. Le gouvernement de Vichy a donc créé un Commissariat aux musiciens chômeurs avec la volonté de trouver un projet de tournée pour les artistes dont la situation était des plus précaires. Que rêver de mieux que l’épopée de la pucelle d’Orléans pour galvaniser les esprits dans un pays accablé par la défaite ? Pendant plus d’un mois, le succès est total dans toutes les villes parcourues grâce à un train spécialement affecté au transport des artistes et des costumes que certains considèreront d’un luxe excessif. Jeanne d’Arc au bûcher voulu par Ida Rubinstein redevient, comme cela avait été prévu dans un premier temps, un spectacle itinérant, soutenu par un gouvernement qui collabore avec l’occupant nazi… C’est ce que l’on pourrait appeler les petites ironies de la vie !

En juin 1942 se déroule à Paris une semaine Honegger pour fêter les cinquante ans du compositeur. Sous la direction de Charles Munch (1891-1966), qui fera ensuite beaucoup pour sa diffusion, Jeanne d’Arc au bûcher est donné triomphalement dans Paris occupé. Curieusement, la création théâtrale a eu lieu à Zurich, trois semaines auparavant, dans une traduction allemande !     


Audrey Bonnet (Jeanne) dans la mise en scène de R.Castellucci à Lyon ;
©Stofleth

En 1944 Claudel et Honegger ajouteront un prologue établissant un parallèle entre l’invasion des Anglais au XVème siècle et celle des Allemands. Après la guerre, l’œuvre sera jouée dans le monde entier. Ingrid Bergman (1953), Marthe Keller (1987) ou Sonia Petrovna (1992) en seront parmi les interprètes les plus remarquables.

Œuvre brève et intense, Jeanne d’Arc au bûcher renoue à la fois avec la tragédie antique et le théâtre médiéval tout en offrant un langage musical très moderne caractérisé par la polytonalité et le chromatisme. Les nouvelles ondes Martenot côtoient les accents naïfs et les refrains désuets d’anciennes mélodies populaires. On perçoit dans la réussite de l’ouvrage l’illustration d’une préoccupation essentielle d’Honegger qui affirmait : « Mon goût et mon effort ont toujours été d’écrire une musique qui soit perceptible pour la grande masse des auditeurs et suffisamment exempte de banalité pour intéresser cependant les mélomanes ».

Catherine Duault

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