À la fin des années 1980, la carrière lyrique de la soprano Sylvie Valayre débute avec Mozart, avant que Traviata ne devienne l’un des « rôles signatures » de ses premiers engagements. Dans la première des trois parties de la « grande interview » qu’elle nous a accordée, nous avions laissé Sylvie Valayre à l’Opéra de Trieste, préparant La Traviata dans une mise en scène hommage à Maria Callas.
Pour poursuivre ce grand entretien, la soprano évoque ses liens avec la « Diva Assoluta », mais revient surtout sur les grandes étapes de sa carrière internationale, faite de rencontres, d’opportunités et de rebondissements qui l’ont conduite sur toutes les plus grandes scènes internationales, de Londres à New York, de San Francisco à Milan ou Venise... mais pas à Paris.
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- Les débuts
- La carrière internationale
- La consécration puis l’enseignement
Puisque nous évoquions Maria Callas, avez-vous d’autres occasions de lui rendre hommage ?
Sylvie Valayre : J’ai tenté de le faire, je crois, tout au long de ma carrière, et j’espère avoir parfois réussi. La première fois que je l’ai entendue au disque, c’était chez une amie pianiste, d’abord dans Rigoletto, puis dans Le Trouvère. Je commençais à peine le chant, mon oreille n’était pas éduquée, et je dois avouer que je refusais de croire que c’était la même interprète dans les deux ouvrages. Elle réussissait à changer son timbre selon les personnages et cela me fascinait. Elle représentait tout ce que je désirais faire déjà en tant qu’actrice, mais aussi comme cantatrice. Plus tard en 1985 au festival de Montpellier où je chantais, j’ai eu l’occasion de participer à une masterclass de Giuseppe di Stefano, le partenaire favori de Callas. Quand le Châtelet l’invita pour un concert afin de présenter une jeune artiste, comme je l’ai déjà dit, c’est moi qu’il choisit, déclarant que « je lui rappelais Maria ». C’est ainsi qu’en 1987, je chantai avec lui.
Fin 1986, Leonie Rysanek me fit le grand honneur d’assister à mon audition pour le directeur de l’Opéra de Marseille. Après m’avoir entendue dans Traviata, elle me déclara ne pas avoir été émue par ce personnage depuis que Maria Callas avait arrêté de le chanter.
Ont suivi, en 1992 et 1993, deux hommages à Maria Callas sur France Musique respectivement dans les émissions de Jean Michel Damian et d’Ariele Butaux, émissions dans lesquelles je ne chantais que Verdi dont Lady Macbeth.
En 1994, l’opéra de Sassari en Sardaigne m’offrit la production de Traviata en hommage à Maria Callas et à Luchino Visconti dont la mise en scène était reprise par Beppe di Tommasi, l’un des assistants de Visconti à la Scala pour cet ouvrage.
En 1995, la production de La voix humaine mettait en scène une femme qui avait les traits de Maria Callas. Le metteur en scène avait imaginé que l’interlocuteur était Onassis. J’étais donc grimée de manière à ressembler à la Callas, faux nez compris !
Par ailleurs, il y eut mes débuts à la Scala de Milan, en 1997 avec La Gioconda : cette production reprenait des éléments du décor et certains costumes de la production originale de Nicola Benois, créée en 1953 à la Scala avec Maria Callas.
Dans les loges au Teatro alla Scala, pour La Gioconda (1997), credit: Archivio Fotografico Teatro alla Scala/Rotoletti
Et enfin il y eut 1998 à l’opéra de Toronto où je chantais Tosca. Le chef d’orchestre et directeur d’opéra, Richard Bradshaw, très heureux de ma prestation a téléphoné au Metropolitan Opera pour expliquer qu’il n’a jamais vu une Tosca pareille depuis Maria Callas… ce qui explique probablement que je n’ai jamais eu à auditionner pour le Met.
Donc, clairement, je peux dire que Maria Callas a toujours été d’une grande inspiration pour moi, tout au long de ma carrière et encore aujourd’hui comme du reste, nombre d’autres de mes collègues.
Et, encore aujourd’hui, il est encore des œuvres dans lesquelles seule la voix de Maria Callas, résonne dans ma tête (Norma, Gioconda, Traviata, Macbeth, Tosca, etc.) même si j’ai interprété ces œuvres moult fois. Maria Callas s’investissait corps et âme dans le texte et la musique, sans jamais favoriser l’un ou l’autre.
C’était la Diva Assoluta !
Revenons aux débuts des années 90, lorsque l’on regarde vos rôles, vous pouviez alors exprimer votre tempérament dramatique.
En 1995, encore grâce à Sergio Tedesco, je débute dans un rôle très important pour moi, Lady Macbeth, à Enschede et ce pour 18 représentations en deux mois dans toute la Hollande. Le nouveau directeur, qui ne m’avait pas engagée, était très sceptique sur mes capacités à chanter le rôle puisque toute mon expérience verdienne se bornait aux mélodies et à Traviata. Puis le chef, avant même de m’entendre, décida de couper une partie du « banquet » sous prétexte que personne n’était « capable de le chanter » ! J’ai protesté et il a accepté d’essayer et rouvert la coupure… (rires).
Comment approche-t-on des rôles comme la Lady et Tosca, des rôles de femmes qui ont énormément de caractère ?
Pour Tosca, tout est écrit dans Sardou ! Floria Tosca est avant tout une bergère, une fille du peuple. Certes, c’est aussi une prima donna, mais une prima donna de musique sacrée. Elle crée son propre courage par son amour pour Mario et sa foi totale en Dieu.
La Lady est un personnage qui fait date dans l’Histoire de l’opéra, car c’est l’une des rares femmes à essayer de prendre le pouvoir politique, et ce n’est pas sans importance dans le côté dramatique du rôle.
Nous sommes donc en 1995 et il y a encore de grands rôles à suivre.
Après la Lady, je n’arrivais pas à trouver de travail en France. En avril-mai 1995, j’ai reçu un coup de fil de Claudio Desderi, le directeur du Teatro San Carlo de Naples. Katia Ricciarelli, souffrante, ne pouvait pas chanter La voix humaine et il m’a été demandé de venir la remplacer. Je l’avais déjà chanté à Metz, Trieste et à Gênes, en alternance avec Renata Scotto. Je suis donc allée à Naples.
Après la première représentation, Claudio Desderi m’a alors offert Madame Butterfly dans la nouvelle production prévue l’année suivante. Dans la foulée, Sergio Tedesco a appelé Francesco Siciliani à la Fenice de Venise pour lui proposer de m’auditionner. J’y serai engagée pour assurer la première distribution de Butterfly en juin 1996.
Tout cela déplace votre centre de travail vers l’Italie…
En France, je n’avais que très peu d’engagements et dans aucun théâtre de la renommée de la Fenice !
Fin 1995 donc, je pars visiter ma famille à San Francisco. J’appelais régulièrement mon répondeur, car nous n’avions pas encore de portable. Et le 29 ou 30 décembre 1995, je tombe sur un message du Maestro Siciliani : « Tu dois sauver notre tournée à Varsovie ! Mon Elisabetta a annulé le Don Carlo et nous commençons les répétitions dans 15 jours ! »
Je ne connaissais pas une ligne de la partition ! J’appelle Francesco Siciliani pour le lui dire et il me répond… « Eh bien… tu l’apprends ! ». Il faut avoir à l’esprit qu’une fois rentrée en Europe, je devais débuter à Toulon le rôle de la Comtesse des Noces de Figaro en commençant les répétitions le 2 janvier et chanter la dernière représentation le 15. Tout naturellement, il m’a dit : « Tu viendras après ». Je suis donc allée acheter la partition. En journée, je répétais Les Noces et la nuit, j’apprenais Don Carlo ! Le 16 janvier, j’atterrissais à Venise et filais en répétition.
Nous devions partir en tournée à Varsovie, puisque La Fenice était en travaux. Le théâtre était donc fermé. Nous faisions les répétitions au Teatro Malibran. Clin d’œil du destin ? Venise était l’une des villes favorites de Maria Malibran.
Un soir, à l’hôtel, alors que j’étais déjà dans ma chambre, le téléphone sonne. Francesco Siciliani me demande de le rejoindre au restaurant de l’Hôtel de La Fenice pour me présenter Mme Helga Schmidt-Ganzarolli – qui devint par la suite directrice de l’Opera de Valencia – et qui, à cette époque, était « chasseuse de têtes » pour l’Opéra de Covent Garden à Londres.
Elle m’interroge sur Macbeth ; je lui dis que j’ai déjà chanté le rôle 18 fois. Ensuite, elle me demande si j’ai déjà chanté Nabucco. Je lui réponds que je ne connais que le grand air d’Abigaille. Elle me convoque à une audition le lendemain matin (à 8h30, avant la répétition du Don Carlo…) pendant laquelle elle me fait chanter tous les airs de la Lady (dont le banquet) et l’air d’Abigaille. Elle me dit alors qu’elle fera son rapport à Covent Garden.
Nous partons donc en tournée avec Don Carlo et La sonnambula. Tout se passe très bien et la majorité de chanteurs italiens nous adoptent, Marcelo Alvarez et moi.
En mars 1996, j’auditionne pour le festival Verdi de Covent Garden qui commençait en mai. On m’y engage pour Abigaille de Nabucco, Madame Julia Varady n’étant pas libre. La remplacer fut un grand honneur pour moi ! Ce personnage est devenu l’un de mes rôles de prédilection. Je l’ai chanté à Séville, à Zurich, Verona, Opéra de Vienne, Deutsche Oper Berlin et San Diego…
Finalement, le début de votre grande carrière internationale commence à ce moment-là !
C’est vrai, mais il faut avoir conscience qu’à l’époque je devais faire mes choix moi-même n’ayant pas encore d’agence artistique pour me guider. Par chance, mon énorme capacité de travail m’a permis d’apprendre très rapidement des rôles de premier plan !
À ce propos, lorsque j’ai accepté de chanter le Nabucco à Londres, Peter Katona, le directeur artistique de Covent Garden, m’a demandé qui était mon agent… et je lui ai répondu… que je n’en avais pas et qu’ils devaient négocier avec moi directement, ce qui ne semblait pas habituel !
Mr. Katona m’a alors proposé d’assurer également la doublure de Karita Mattila dans la version française du Don Carlos. Ce qui m’a permis, après avoir appris les quatre actes en italien pour La Fenice, d’apprendre les cinq actes en français pour Covent Garden !
Par ailleurs, la secrétaire de Monsieur Katona m’avait prise en amitié. Elle m’avait appelée pendant les répétitions de Madama Butterfly à la Fenice pour me dire que le concert prévu par Philips pour la sortie du Don Carlo en italien et en cinq actes au Royal Albert Hall était en péril, car la Elisabetta était souffrante. Il fallait donc quelqu’un pour la remplacer immédiatement le concert ayant lieu quelques jours plus tard.
Le maestro Siciliani se sentait un peu responsable de moi puisque c’est lui qui m’avait mis le pied à l’étrier à Covent Garden. Il a donc décidé d’inverser les Générales des deux distributions de Butterfly pour me permettre d’aller donner ce concert à Londres. Le lendemain, sur mon jour de repos, je suis partie pour répéter à Londres et c’est dans l’avion que j’ai appris le premier acte en italien. Retour à Venise pour la Générale de Butterfly, départ le lendemain matin pour Londres et retrouver le Royal Albert Hall, le maestro Haitink et toute la distribution du disque Philips pour le concert.
J’en reviens à Covent Garden. Pendant les répétitions de Nabucco, je me suis rendu compte que la souffleuse n’était autre que Maria Cleva… la fille du grand Fausto Cleva, l’un des chefs permanents du Metropolitan Opera de New York du temps de Rudolf Bing !
En m’entendant chanter Abigaille, elle m’a dit : « Tu chantes avec la technique italienne du passé. Sais-tu qu’à la Scala, ils recherchent une Gioconda pour l’hommage à Maria Callas ? Je vais les appeler… ». J’ai alors appris le « Suicidio », je suis allée auditionner à Milan… et ils m’ont engagée.
Pendant ce temps-là, à l’été 96, les agents italiens et américains commençaient à parler d’une « Française totalement inconnue, qui remplaçait Julia Varady à Covent Garden ». Un peu plus tard, cette année-là, je rentrerai dans deux des plus grandes agences mondiales. L’agent italien a traité le contrat de la Scala et tous ceux qui ont suivi en Italie, Suisse et Autriche. Et, en novembre 1996, dans l’urgence, il m’a annoncé qu’il y avait un problème sur une coproduction de Norma dans trois villes (Reggio-Emilia, Modena et Piacenza). À ce moment-là je dois dire que j’ai, à nouveau, été magnifiquement soutenue et coachée par Jean-Yves Ossonce et j’ai donc pu assurer ces représentations ainsi que mes débuts à la Scala.
Aviez-vous déjà chanté Norma ?
Oui, dans deux productions. Une à Angers et à Tours, lorsque je débutais, puis une à Groningue en automne et en plein air...
Après une des représentations de Norma, mon nouvel agent italien est arrivé avec deux autres personnes. C’était Zemsky et Green, les deux plus grands agents américains de l’époque. Ils m’ont ensuite représentée notamment aux États-Unis et m’ont fait débuter au Metropolitan Opera en 2000.
Sylvie Valayre, Madama Butterfly au Metropolitan Opera 2000 (c) Winnie Klotz
Dans un premier temps, ils m’ont fait « faire un galop d’essai » à l’Opéra de San Francisco pour la dernière représentation d’une série de Madame Butterfly assurée par Catherine Malfitano. J’ai assisté à sa dernière représentation et, le lendemain après-midi, je donnais la mienne.
L’année suivante, San Francisco m’a réinvitée pour une nouvelle série de Madame Butterfly. Après l’une des représentations, Madame Régine Crespin était présente au « pot » des artistes puisqu’elle assurait une série de masterclasses. Elle me connaissait déjà, car quand Madame Eda-Pierre n’était pas au CNSMDP, c’est elle qui me faisait cours… Elle m’impressionnait vraiment ! Je me souviens que ce soir-là, à San Francisco, elle m’a dit « Nemo propheta in patria » (nul n’est prophète en son pays). Ritorna vincitor (rentre vainqueur) ». Finalement, j’ai subi le même sort qu’elle, avec beaucoup de difficultés pour être engagée dans les grandes maisons d’opéra françaises !
Finalement, l’expérience de San Francisco m’a ouvert les portes partout… sauf à Paris.
propos recueillis par Paul Fourier
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