© Vincent Beaume
En 1998, sous l’impulsion de Pierre Boulez, naissait l’Académie du Festival international d’Aix-en-Provence. D’abord réservée aux jeunes artistes en fin d’études musicales, elle jette désormais plutôt son dévolu sur les artistes déjà bien ancrés dans le paysage lyrique… et sur des talents issus d’autres disciplines. Impressions croisées par 3 de ses artisans : son Directeur adjoint Paul Briottet, la cheffe d’orchestre argentine Anna Castro Grinstein et la metteuse en scène et librettiste britannique TD Moyo.
Au carrefour des visions
« Des mentors des étudiants », telle est la définition communément admise d’une académie. En 2023, Aix accueille ainsi en résidence de chant trois pianistes et 11 chanteurs – parmi lesquels la Révélation lyrique aux Victoires de la musique classique 2022 Eugénie Joneau (lire notre interview d’alors) et le lauréat d’Operalia 2022 Anthony León –, qui se sont produits lors de trois concerts en juin. Outre une résidence de musique de chambre (conçue par le pianiste Kirill Gernstein), la deuxième édition du Mentorat de cheffes d’orchestres place Lucie Leguay et Anna Castro Grinstein sous le feu des projecteurs pour étoffer leur expérience de l’opéra. Thomas Hengelbrock leur confiera en outre la baguette de l’Orchestre Balthasar Neumann lors d’un concert. Nous avons vu la première à l’œuvre dans La Chauve-souris au CNSM de Paris, mais la seconde a eu elle aussi une expérience lyrique en tant que souffleuse, choriste et cheffe de chant.
Anna Castro Grinstein
Née à Buenos Aires dans une famille de théâtreux, Anna Castro Grinstein s’est toujours sentie « appelée » vers l’opéra, considérant le théâtre comme sa « deuxième maison ». Elle avoue s’être bien préparée pour la « grande variété d’expériences et d’enseignements » de l’Académie : assister au développement complet d’une production d’opéra (depuis les premières répétitions jusqu’aux représentations), voir travailler les chanteurs, mener une répétition d’une version de chambre de la 4e Symphonie de Mahler, interagir avec des coachs tels que le premier cor solo et le violon solo de l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Autant de « notes à prendre pour l’avenir », dans un melting pot d’esthétiques et de répertoires, dont elle peut discuter librement avec sa collègue Lucie Leguay. « Quand les chefs terminent leurs études, ils se rencontrent peu. À deux, on peut comparer les points de vue. » La mise en scène a toujours intéressé la jeune Argentine : « On ne peut approcher la musique séparément du texte, ces deux éléments sont toujours unis par les compositeurs. À l’opéra, on s’intéresse aux points névralgiques de la dramaturgie. Les autres visions d’un texte m’inspirent beaucoup, surtout quand elles s’éloignent de ce que j’imaginais ». Anna Castro Grinstein a fait la connaissance humaine des instrumentistes de l’Orchestre Balthasar Neumann sur les répétitions de Così fan tutte, avant même de commencer à faire de la musique avec eux. « D’habitude, c’est l’inverse ! », s’en amuse la cheffe, pour qui les « processus de travail peuvent être parfois difficiles d’accès » hors d’une académie. Elle se réjouit d’observer des méthodes différentes en fonction des dynamiques et personnalités artistiques.
Une Académie d’ouverture et de diversité
Paul Briottet, Directeur adjoint de l’Académie, présente sa structure comme une « place de questionnement sur le métier d’artiste », en « donnant le meilleur de soi-même dans plusieurs formes et répertoires, sans compétition, dans un cadre très sécurisé ». L’Académie n’apporte pas de réponses toutes faites, « rien n’est dogmatique ». Les termes « mentor » et « encadrant » tendent d’ailleurs à s’effacer car il s’agit de « tout sauf d’un rapport de maître à élève ». En témoigne la résidence en immersion (de janvier 2023 à mars 2024) de la réalisatrice, monteuse et traductrice Zoe Aiano, en vue de proposer un nouveau regard sur l’opéra.
« L’Académie est née il y a 25 ans pour montrer que l’opéra est un genre en mouvement, actuel. Nous utilisons le Festival comme un outil intergénérationnel de rencontres, de conseil et de formation, à différents niveaux de carrière. » D’année en année, les évolutions de l’Académie tiennent compte du ressenti de ceux qui s’y succèdent. « Émotionnellement connectée aux enjeux d’aujourd’hui », elle est envisagée comme « parole donnée à une génération d’artistes (de 18 à 72 ans), quelle que soit leur pratique artistique ». Pour « embrasser de manière décomplexée toute la multiplicité de ce qu’est être un artiste, en passant sans peur d’une esthétique à une autre », l’Académie dessine les bases d’un iceberg dont les orientations sont guidées en surface par la programmation du Festival. L’idée étant de rassembler les disciplines et de ne pas se cantonner à la sienne propre.
L'Opéra de quat'sous © Jean-Louis Fernandez
Cet été, l’ouverture de la manifestation aixoise avec L’Opéra de quat’sous (et les sociétaires de la Comédie-Française, qui ne sont pas chanteurs lyriques), ainsi que la programmation le week-end dernier de The Faggots and Their Friends Between Revolutions, œuvre de Philip Venables et Ted Huffman abolissant le quatrième mur et dans laquelle l’équipe artistique s’est mêlée aux interprètes dans un « processus démocratique », poursuivent le mouvement d’une Académie toujours plus inclusive. Pour « se libérer des carcans souvent inculqués par les institutions formatrices », l’accompagnement propose « un cadre où chacun évolue ». Et la frontière est très poreuse entre qui participe à l’Académie et qui est « exposé » au Festival. Trois chanteurs résidents cet été sont déjà intégrés à la programmation de l’année prochaine. De même, une artiste prévue pour la résidence de chant s’est vue proposer The Faggots. L’Académie est à la fois lieu, moment et communauté.
Créer et faire savoir, pierres angulaires de l’Académie
En miroir de la tradition perpétuée au Festival, « la création est au cœur de ce que l’Académie défend », rappelle Paul Briottet. Rien qu’en 2023, au-delà de la création « européenne » de The Faggots (après Manchester), figurent les créations mondiales de Picture a Day Like This de George Benjamin et Martin Crimp et de Ces belles années, œuvre symphonique de Betsy Jolas. L’Académie développe donc un arsenal d’outils en ce sens pour servir le genre lyrique dans le sens le plus large possible, jusqu’au théâtre musical et à la performance. « Un chanteur peut se sentir créateur, pas juste une courroie de transmission avec un public qui reçoit : quelqu’un qui, par son interprétation, prend position, a un regard. La création se pense aussi en nouvelles musiques, en nouveaux répertoires, en nouveaux récits, en nouvelles façons de dialoguer avec le public, dans les espaces, la durée ou le format. »
Picture a Day Like This © Jean-Louis Fernandez
Ces innovations se pensent aussi par les métiers, d’où la raison d’être de l’Atelier Créatrices d’Opéra, programme de développement professionnel complet réservé aux femmes (artistes pluridisciplinaires, autrices, compositrices, chorégraphes, metteuses en scène), chapeauté depuis 2016 par Katie Mitchell, incluant notamment le partage d’expérience professionnelle et la sensibilisation aux discriminations et agissements sexistes et sexuels au travail. Dans cette initiative, la metteuse en scène britannique utilise des outils courants de l’entrepreneuriat, à l’instar des pitchs et du business plan. Aujourd’hui, se produire « dans ce secteur bouillonnant et plein d’affect » nécessite de savoir se vendre, « pour que chacun arrive à naviguer, à trouver sa place et ses interlocuteurs adaptés ».
Le Festival d’Aix reste un incontournable des professionnels, « comme le Marché du Film au Festival de Cannes ». Les journées Opera Makers, les 13 et 14 juillet, à leur destination, sont ainsi rythmées de pitchs – 10 minutes de présentation et cinq minutes de questions-réponses pour des projets déjà produits, mais en recherche de coproducteurs –, de speed-datings et de tables-rondes thématiques, le tout pour « engager des discussions et initier des rencontres d’égal à égal, dans un climat de confiance ». Par le dynamisme et l’efficacité des échanges, « plus personne n’est inconnu dans le groupe », et il revient à Paul Briottet d’anticiper les connexions les plus fructueuses entre directeurs de structures culturelles et artistes.
La résidence d’expérimentation, le pas confiant vers l’inconnu
L’Académie va plus loin encore, en lançant cette année la résidence d’expérimentation, accueil rémunéré d’équipes (de cinq à huit artistes) peu familières de l’opéra, durant une semaine de recherche. « La création à l’opéra est abîmée aujourd’hui car il n’y a jamais assez de temps de développement, et trop rarement un accompagnement dramaturgique avec les interprètes, en raison d’une frilosité des programmateurs. » Avec l’opéra Capot, le « filmopera » Don Quichotte Bauschgefühl, et la série de performances Gay Guerrilla (entre danse, musique et architecture), l’Académie redonne du temps au temps. La metteuse en scène de théâtre TD Moyo, originaire de South London, est à l’origine de Capot, qui raconte l’amour et l’attachement de deux hommes noirs sur fond de dialogue avec les esprits. Elle affirme être « arrivée à l’opéra "par accident", grâce à l’amour des mots, de la musique et de l’action que la langue peut avoir sur les gens ».
TD Moyo
C’est un atelier hebdomadaire en visio avec Katie Mitchell en période COVID, par l’intermédiaire de la Royal Opera House, qui lui a mis le pied à l’étrier, alors qu’elle n’était jamais allée à l’opéra de sa vie. « Si je challenge la forme de l’opéra, c’est justement pour voir des gens qui me ressemblent sur scène et dans la salle. On devrait aller à l’opéra comme on va au cinéma. » Sa participation au ROH Engender Festival 2021, en tant que metteuse en scène dans un spectacle consacré aux compositrices et chanteuses non-blanches, a fait venir un public d'une très grande diversité. « Cela devrait être la norme en 2023. Dans Capot, je fais entendre des voix qui ont besoin de l’être. Le manque de diversité à l’opéra est la responsabilité de tous. » Pour cela cependant, elle veut continuer à raconter de vraies histoires au public, même si l’opéra lui semble encore aujourd’hui un « espace à part ». « Si on ne fait rien ressentir aux gens, si on n’engage pas une conversation avec eux par le chant et le texte, alors à qui s’adresse l’opéra ? »
Friande de projets « frais et excitants », elle s’est entourée des « meilleurs jeunes talents » afin de proposer une « nouvelle expérience d’opéra » : le compositeur Renell Shaw, la librettiste April Koyejo-Audiger, les productrices Germma Orleans-Thompson et Alisha Artry, le chanteur Themba Mvula et le directeur de mouvement Mateus Daniels. « Cette équipe ressemble beaucoup à celles que j’ai d’habitude : des personnes qui en savent plus que moi, et qui me font apprendre. » L’Académie lui a laissé carte blanche, avec le pari de la « radicalité ». Un état d’esprit audacieux que nous espérons contagieux pour le reste du secteur !
Propos recueillis et traduits (de l’anglais et de l’espagnol) par Thibault Vicq
À Aix-en-Provence, cités dans ce papier :
- Concert d’Anna Castro Grinstein et Lucie Leguay avec l’Orchestre Balthasar Neumann, à l'Hôtel Maynier d'Oppède le 10 juillet
- Così fan tutte, de Wolfgang Amadeus Mozart, au Théâtre de l’Archevêché jusqu’au 21 juillet
- Picture a Day Like This, de George Benjamin (musique) et Martin Crimp (livret), au Théâtre du Jeu de Paume jusqu’au 23 juillet
- L’Opéra de quat’sous, de Bertolt Brecht, Kurt Weill et Elisabeth Hauptmann, au Théâtre de l’Archevêché jusqu’au 24 juillet
- Journées professionnelles Opera Makers, les 13 et 14 juillet
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