Avec son Triptyque, Puccini entendait renouveler le genre lyrique en imaginant trois courts opéras distincts, se déroulant en trois époques et trois lieux différents, illustrant chacun une thématique propre, mais devant être donnés ensemble car dans l’esprit du compositeur, « le Triptyque constituait un tout indissociable » lié par une « unité musicale ». Cette volonté ne sera pas toujours respectée, mais ce sont bien les trois œuvres que donne la Royal Opera House de Londres à partir de jeudi prochain. L’occasion de (re)découvrir ici le Triptyque de Puccini, dans sa diversité et aussi son unité.
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« Au théâtre, il y a des règles incontournables : intéresser, surprendre, faire pleurer ou faire rire ». C’est en ces termes que Giacomo Puccini précise les principes artistiques qui l’ont guidé dans la conception du Triptyque, qui se présente comme un ensemble constitué de trois opéras en un acte.
Plusieurs années ont été nécessaires pour réaliser ce projet original dont les prémisses semblent remonter à l’époque de Tosca (1900). Puccini a recherché longtemps les trois sujets qui lui permettraient d’illustrer trois registres complémentaires, le tragique, le lyrique et le comique, en trois époques et trois lieux différents. Il ajouta une dimension sociale à cette conception tripartite avec la peinture de trois milieux contrastés, le prolétariat du Paris de 1900, l’aristocratie du XVIIème siècle et l’univers des petits propriétaires terriens dans la Florence de 1299.
Puccini commence par un drame sinistre Il Tabarro, poursuit avec un conte sentimental, Suor Angelica et termine avec Gianni Schicchi, une comédie façon « commedia dell’arte ». Parfaitement conscient de l’originalité d’une telle conception, Puccini s’opposera d’emblée à la perspective de voir son Tryptique donné en trois représentations séparées. Mais l’exécution de cette œuvre très particulière nécessite un orchestre considérable, seize voix masculines, vingt-deux voix féminines, sans compter des chœurs importants ! Faut-il trois distributions distinctes ou des interprètes capables de servir successivement les trois opéras ? Rendre simultanément la singularité de chaque opéra et l’unité de l’ensemble voulue par le compositeur s’avère une entreprise des plus délicates : ce qui explique que les trois volets soient très souvent donnés séparément.
De la singularité du Triptyque
Le Triptyque est le dernier ouvrage achevé par Giacomo Puccini (1858-1924) qui mourut avant d’avoir pu mener à bien son ultime chef-d’œuvre, Turandot (1926). L’idée de réaliser un spectacle constitué de trois opéras de petite dimension remontait à plusieurs années. Le musicien souhaitait illustrer l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis de la Divine Comédie de Dante, un de ses livres favoris. Abandonné, puis sérieusement envisagé au lendemain de Madame Butterfly (1904), le projet réapparaît en 1913 après la mort de l’éditeur Giulio Riccordi (1840-1912) qui déconseillait fermement au compositeur de s’engager sur cette voie. Pourtant, renouveler le genre lyrique en écrivant des ouvrages courts d’une grande densité dramatique et émotionnelle était une perspective très en vogue à l’époque : Pietro Mascagni (1863-1945) avait triomphé en 1890 avec Cavalleria Rusticana, bientôt suivi en 1892 par I Pagliacci de Ruggero Leoncavallo (1858-1919). Durant toute sa vie Puccini fut obsédé par la nécessité de se lancer de nouveaux défis artistiques en disposant d’un livret à la mesure de ses conceptions musicales et théâtrales. En 1912, le musicien confie à Luigi Illica (1857- 1919), l’un de ses librettistes attitrés, son obsession permanente de trouver « une histoire qui nous retienne par sa poésie, son amour et sa souffrance et nous inspire au point que nous en tirions un opéra ».
Le compositeur songe un moment à adapter trois nouvelles de l’écrivain russe Maxime Gorki, mais son attention est finalement attirée par une pièce de Didier Gold, La Houppelande, créée avec succès à Paris en 1910 au Théâtre Marigny. Dans une lettre de février 1913, Puccini évoque en ces termes La Houppelande : « C’est un sujet « apache », dans toute la force du terme, presque et même complètement Grand-Guignol mais ça m’est égal. Il me plaît et me paraît extrêmement efficace. Mais il faudra contrebalancer cette tache rouge. » Après plusieurs essais infructueux, la rédaction du livret est confiée au romancier Giuseppe Adami (1878-1946). Enthousiasmé, Puccini se met immédiatement au travail. Il commence Il Tabarro en octobre 1915 et le termine le 25 novembre 1916.
C’est le dramaturge Giovacchino Forzano qui va providentiellement apporter à Puccini les deux livrets qui lui manquaient pour mener à bien son entreprise inspirée des spectacles du « Grand-Guignol » parisien. Ce type de théâtre populaire offrait à un public captivé des soirées très contrastées permettant de voir successivement un drame criminel, une pièce sentimentale et une comédie. A l’horreur mélodramatique de Il Tabarro va pouvoir s’ajouter « quelque chose d’élevé », selon le souhait exprimé par le compositeur. Ce sera Suor Angelica dont la composition commencera début 1917. Puccini écrit en même temps Gianni Schicchi, le troisième volet du triptyque, inspiré par quelques lignes de la Divine Comédie de Dante.
« Après Il Tabarro, tout de noir teinté
Je ressens le désir de bien m’amuser.
Vous ne m’en voudrez pas si, mon cher ami,
Je donne la primeur à Gianni Schicchi ».
Dans ces quatre vers qu’il adresse à son librettiste en 1917, Puccini annonce sa volonté de laisser momentanément Suor Angelica pour se consacrer à l’écriture d’une œuvre qui occupera dans sa production une place comparable à celle de Falstaff (1893) chez Verdi. Suor Angelica sera achevé en septembre 1917 et Gianni Schicchi en avril 1918.
La création du Triptyque a lieu à New-York au Metropolitan Opera en décembre 1918 avec une distribution éblouissante réunissant entre autres Claudia Muzio, Geraldine Farrar et Giuseppe de Luca. Les difficultés que connaissait l’Europe, à peine sortie des drames de la Première Guerre mondiale, explique le choix du Metropolitan Opera où Puccini avait déjà connu un des plus grands triomphes de sa carrière en 1910 avec La Fanciulla del West. A soixante ans, il va révéler au public ce dont il est encore capable : trouver une nouvelle formule dramatique et musicale avec un ensemble de trois opéras qui présentent chacun une facette de son génie. C’est une sorte de bilan artistique et personnel : après les longues années de guerre qui ont vu la civilisation européenne acharnée à s’autodétruire, Puccini conclut sur une comédie, comme s’il désirait renaître en se tournant résolument vers de nouveaux horizons plus sereins et féconds. Il semble reprendre à son compte le fameux « Tutto il mondo e burla » (le monde entier n’est qu’une farce) proclamé dans la fugue sur laquelle s’achève Falstaff, le dernier chef-d’œuvre de Verdi.
D’emblée Gianni Schicchi remporta les faveurs du public au détriment des deux autres volets du Triptyque, qui allait subir toutes sortes de découpage et d’associations avec d’autres œuvres de petite dimension comme Le Château de Barbe-Bleue (1918) de Bartok ou L’Heure Espagnole (1911) de Ravel. Même du vivant de Puccini, son œuvre « tripartite » fut très rarement exécutée dans son intégralité. Devenu une sorte de cheval de bataille des plus grands barytons, Gianni Schicchi est celui des trois opéras qui est le plus souvent donné. Tito Gobbi, Gabriel Bacquier et José van Dam, pour ne citer qu’eux, ont tenu le rôle-titre avec brio.
Dans l’esprit du compositeur, le Triptyque constituait un tout indissociable et Puccini commença par s’opposer vivement à toute tentative de représentation séparée. La construction de cet ensemble unique rappelle celle d’une « sinfonia » composée de deux mouvements vifs encadrant un mouvement lent : « Allegro » pour la fulgurance dramatique de Il Tabarro ; « Adagio » pour les souffrances sentimentales de Suor Angelica ; « Allegro con fuoco » pour l’allégresse comique de Gianni Schicchi. La mort joue un rôle central dans les trois intrigues : violente avec le meurtre du rival amoureux, inéluctable avec l’empoisonnement de l’héroïne coupable, trompeuse avec le cadavre qu’on fait parler.
Le fil d’Ariane
Ce serait donc trahir le dessein de l’auteur que de fragmenter la représentation du Triptyque pour des raisons de pure commodité. Mais le musicien était aussi conscient de la difficulté pour le public d’aborder successivement trois intrigues très différentes sans toujours percevoir le lien essentiel qui les relie. Y-a-t-il vraiment unité dans la diversité ? En 1921, de guerre lasse, Puccini finit par autoriser le démantèlement de son ouvrage et va jusqu’à confier à Adami : « Comme je déteste ces trois opéras, vous ne pouvez l’imaginer ! A Bologne, ils m’ont semblé longs comme un câble transatlantique ! ».
Pour aller de l’un à l’autre de ces trois opéras en empruntant une seule voie, il faut trouver le fil d’Ariane qui relie un ensemble de voix et de destins assez différents. Le retour des mêmes interprètes serait-il susceptible de servir de trait d’union entre les trois parties ? Mais Puccini lui-même n’avait-il pas souhaité trois distributions différentes lors de la création ? Le fil d’Ariane serait-il impossible à saisir ?
Loin du jugement sévère de Toscanini qui en rejetait le « méprisable ton de Grand-Guignol », Il Tabarro (La Houppelande), offre une progression dramatique intense dans une atmosphère très sombre. Prisonniers de leurs frustrations et de leur impossible désir d’une vie meilleure, les protagonistes se défient jusqu’à la mort. Les figures typiques du Paris populaire des années 1900 évoluent autour d’un trio classique : le mari, la femme et l’amant. Des éléments pittoresques et réalistes servent de fond à un affrontement dominé par les déchirements de la passion et le pressentiment d’un meurtre inévitable. La puissance et les audaces de la partition révèlent tout le génie d’orchestrateur de Puccini qui transporte le public dans un Paris semblant annoncer les films de Marcel Carné. L’écriture instrumentale crée le décor du drame avec une volonté de réalisme qui mêle thèmes musicaux et « sons réels » comme la sirène d’un remorqueur ou la plainte d’un orgue de barbarie.
Puccini avait beau considérer Suor Angelica comme le plus réussi des trois opéras du Triptyque, le public en décida tout autrement en réservant un accueil plutôt froid à cette histoire pourtant très touchante que le musicien traita avec une grande efficacité dramatique. Quand Giovacchino Forzano vient lui proposer le sujet de Suor Angelica, le compositeur est conquis d’emblée. Sa propre sœur étant devenue religieuse, il peut s’inspirer directement de l’atmosphère du couvent où il lui rend régulièrement visite. Récit des circonstances dramatiques d’une prise de voile imposée pour expier une liaison illégitime, Suor Angelica est l’unique ouvrage de Puccini écrit pour les seules voix de femmes. On y dénombre neuf rôles et six personnages secondaires, le tout complété par un chœur important chantant depuis les coulisses. Drame de la solitude et de la mort offrant des situations chargées d’une intense émotion, ce deuxième volet du Triptyque est porté par une musique presque diaphane sur laquelle tranche l’âpreté du dialogue entre l’héroïne et la cruelle Princesse qui vient lui annoncer sans ménagement la mort de l’enfant qu’on lui a arraché. « Senza mamma », l’air d’Angelica qui suit l’insupportable nouvelle, est un des plus beaux composés par Puccini.
Gianni Schicchi est un opéra bouffe qui met en scène un type de personnage habituel dans la commedia dell’arte, celui du serviteur astucieux dont Arlequin est l’archétype. Satire sociale parfois grinçante mais aussi comédie macabre pleine d’enseignements sur les travers de la nature humaine, cet opéra à l’intrigue menée tambour battant, joue sur la complicité établie entre le héros-titre et le public. Les spectateurs se réjouissent de voir des héritiers malhonnêtes se laisser berner par un complice dénué de scrupules et beaucoup plus rusé qu’il n’y paraissait. Le librettiste Giovacchino Forzano a su très habilement développer trois vers de la Divine Comédie qui deviennent le point de départ d’une intrigue riche en péripéties. Le florentin Gianni Schicchi, qui a réellement existé, est placé par Dante dans le VIIIème cercle de l’Enfer, réservé aux falsificateurs et aux faux-monnayeurs. Schicchi est accusé d’avoir pris la place d’un moribond, le riche Buoso Donati, pour dicter un nouveau testament en sa propre faveur. Puccini diversifie constamment son écriture musicale pour atteindre le maximum d’efficacité comique. Il réussit l’exploit de réunir en permanence sur scène neuf à douze chanteurs sans donner la moindre impression de confusion. Le passage le plus célèbre de la partition reste l’émouvante prière que Lauretta adresse à son père : « O mio babbino caro ». D’une grande simplicité mélodique cette tendre supplication est souvent donnée en concert où elle emporte tous les applaudissements, même quand l’interprète ne les mérite qu’à moitié.
Bien des commentaires et des interprétations ont essayé de mettre en lumière un fil conducteur entre les trois ouvrages sans toujours y parvenir de manière convaincante. On peut voir dans Le Triptyque une sorte de condensé de l’art de Puccini qui s’essaie à différentes possibilités dramatiques : le drame vériste avec Il Tabarro, le théâtre mystique avec Suor Angelica et la veine comique avec Gianni Schicchi. La mort et l’amour jouent trois fois un rôle essentiel. Mais ce sont là les thèmes éternels du genre lyrique. Trois registres différents, trois époques sans solution de continuité, trois milieux étrangers les uns aux autres, viennent donc former un ensemble dont l’unité essentielle est donnée par l’écriture musicale. Portée par une audace formelle résolument novatrice, l’orchestration présente des couleurs inédites qui caractérisent les trois ouvrages : atmosphère languissante et oppressante dans Il Tabarro, temps suspendu de la vie monacale dans Suor Angelica, allégresse contagieuse d’un monde en perpétuel mouvement dans Gianni Schicchi. Puccini a réussi sa règle de trois…
Catherine Duault
23 février 2016 | Imprimer
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