Que ce soit pour ses airs parmi les plus populaires du répertoire ou sa dimension politique (les Italiens de l’époque, alors sous le joug des Autrichiens, se reconnaissent dans le peuple hébreux captif des Assyriens du livret), Nabucco est un opéra particulièrement emblématique. Il l’est d’autant plus pour sa musique, laissant une place majeure aux chœurs ou en s’éloignant de la tradition du « bel canto » romantique pour inventer de nouvelles règles qui privilégient le drame.
À partir de lundi 6 juin prochain, la Royal Opera House de Londres reprend la production mise en scène par Daniele Abbado (qui transpose le livret biblique au lendemain de la seconde guerre mondiale), avec Placido Domingo et Liudmyla Monastyrska – dont la représentation du 9 juin fera l’objet d’une retransmission en ligne, en direct et gratuite, sur la chaine YouTube de Covent Garden. Pour mieux l'appréhender, nous saisissons l'occasion pour étudier le contexte historique et les enjeux de l’œuvre de Verdi.
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« Ma carrière artistique a commencé véritablement avec ‘Nabucco’ ». C’est ce que Verdi affirme quarante ans après la création de son troisième opéra qui sera son premier vrai succès. Ouvrage fondateur marqué par un style résolument nouveau, Nabucco s’éloigne du formalisme qui enfermait jusqu’alors les personnages dans un schéma musical préconçu. L’opéra devient du « théâtre » en privilégiant la continuité de l’action et l’évolution des protagonistes. Les exigences de la dramaturgie insufflent une vie nouvelle au chant, à l’orchestre et aux chœurs qui incarnent désormais de puissants idéaux. Si Nabucco est une des œuvres les plus populaires de Verdi, elle n’en est pas pour autant la mieux connue. Universellement célèbre grâce au fameux chœur des Hébreux, elle nous permet d’appréhender à leur naissance les principales composantes de l’univers verdien.
Du désespoir au triomphe
Comment expliquer l’éclosion soudaine d’un chef-d’œuvre qui répond d’emblée aux aspirations du public ? Peut-on rendre compte précisément de l’adéquation providentielle qui s’établit soudain entre un compositeur et son époque ? Encore faut-il se garder d’avancer des éléments de réponse dictés par les facilités et les raccourcis que favorisent toujours les reconstructions a posteriori. Que peut-on affirmer à propos du Giuseppe Verdi (1813-1901) qui triomphe à la Scala au soir du 9 mars 1842 avec Nabucco ? Bien des années plus tard, le « maestro » couvert de gloire et d’honneurs relate dans sa correspondance la genèse de Nabucco. Le récit autobiographique est sans doute trop savamment « orchestré » pour sembler totalement conforme à la réalité. Mais à travers les confidences romancées nous est restitué le désespoir d’un homme qui va perdre en l’espace de quelques mois ses deux jeunes enfants et son épouse, Margherita. Le compositeur débutant, estimé de ses pairs, aurait pu définitivement renoncer à sa carrière. Car aux terribles épreuves familiales qu’il traverse s’ajoute l’échec de son deuxième opéra, Un giorno di regno, qui tombe dans l’oubli après une uniquereprésentation à la Scala le 5 septembre 1840. « J’étais seul ! Irrémédiablement seul ! (…) Ma famille avait été anéantie !... Et pour respecter l’engagement que j’avais pris, il me fallait à ce moment si douloureux de ma vie, écrire tout un opéra-bouffe !... ‘Un giorno di regno’ n’a pas plu (…). Tourmenté par les malheurs familiaux que l’échec de mon œuvre n’avait fait qu’amplifier, j’étais convaincu que l’art ne m’apporterait plus jamais le réconfort et j’ai décidé de ne plus écrire de musique !... ». Verdi restera prostré pendant deux ans : il mène à Milan une vie presque misérable assurée par quelques leçons de musique.
Le compositeur va surmonter son immense souffrance pour saisir la chance que lui offre le hasard d’une rencontre. Un triste soir de décembre, son chemin croise celui du directeur de la Scala, Bartolomeo Merelli (1794-1879), qui insiste pour lui confier un manuscrit que vient de refuser Otto Nicolaï (1810-1849), compositeur aujourd’hui oublié. Nabucchodonosor est un livret que Temistocle Solera (1815-1878) a rédigé à son intention en reprenant une pièce de Francis Cornue et Anicet-Bourgeois (1836), déjà adaptée pour la Scala sous la forme d’un ballet. Livret, costumes, décors, tout est déjà prêt. Il ne manque que l’inspiration qui va jaillir subitement comme le raconte Verdi : « Une fois à la maison, j’ai jeté d’un geste violent le manuscrit sur la table, et je me suis arrêté net. Dans sa chute, le manuscrit s’était ouvert (…) Mes yeux tombent sur la page qui s’étalait devant moi et je lis les vers : « Va pensiero, sull’ali dorate… » (…) Je vais me coucher !... Rien à faire… ’Nabucco’ trottine toujours dans ma tête. ». Pourtant l’écriture de l’ouvrage ne sera pas des plus aisées. Verdi n’a pas la facilité d’un Rossini… La partition est pourtant achevée à l’automne 1841 mais Merelli tergiverse – et Verdi s’impatiente !
Etape essentielle de sa carrière musicale, Nabucco marque aussi une étape cruciale de la vie personnelle de Verdi. Merelli lui a demandé d’aller recueillir l’avis de la Strepponi, la plus célèbre cantatrice de Milan. Giuseppina Strepponi (1815-1897) s’enthousiasme d’emblée. Elle persuade Merelli de monter l’opéra mais aussi de lui donner le premier rôle féminin, celui d’Abigaille. Giuseppina deviendra quelques années plus tard la compagne, puis la femme de Verdi.
« Va pensiero sull’ali dorante… » (« Va, pensée sur tes ailes dorées…Vole vers la patrie si belle que j’ai perdue… »). Une première lecture du livret conduit Verdi à voir dans ces vers davantage qu’une simple paraphrase de l’Ancien Testament qu’il pratique assidument. Qui ne connaît ce chœur appelé à devenir le plus célèbre de tout le répertoire lyrique ? Verdi nous le présente comme la véritable matrice de son ouvrage. Le compositeur établit un parallèle entre la situation des Hébreux captifs à Babylone et celle de l’Italie occupée par les Autrichiens. Conscient du drame collectif que traverse son pays, Verdi parvient à surmonter son drame personnel en donnant aux patriotes opprimés un magnifique chant d’espérance qui retentira jusqu’à la victoire, c’est-à-dire jusqu’à l’unification définitive de l’Italie en 1861. Le soir de la première à la Scala, c’est une revanche formidable pour le musicien qui voit triompher son ouvrage. Le « Va pensiero » est bissé. Le public est galvanisé et le rideau tombe tandis que l’on crie « liberté pour l’Italie » et que sont conspués les oppresseurs autrichiens. Les Italiens se reconnaissent dans les malheurs du peuple hébreux captif des Assyriens, naturellement assimilés aux occupants autrichiens. Prévu pour huit représentations Nabucco sera donné cinquante-sept fois à la Scala en trois mois. Ce qui constitue un record absolu.
C’est à la suite du formidable succès remporté par Nabucco que Verdi se verra appelé « maestro del core ». Car avant lui, les apparitions du chœur ne constituent le plus souvent qu’un intermède décoratif : le chœur sert souvent à soutenir les solistes avec lesquels il dialogue ; parfois, son intervention permet simplement de ménager une pause dans le cours de l’opéra pour le repos des chanteurs et le plaisir du public qui peut alors déguster un rafraîchissement dans les loges. Sans fonction dramatique, le chœur n’a pas d’existence propre et il faut attendre Verdi pour qu’il ait un véritable rôle, essentiellement dans des opéras à caractère patriotique.
Ce chœur des Hébreux allait dans une certaine mesure être préjudiciable à Nabucco. Il fut tellement apprécié et populaire qu’on songea à en faire l’hymne national italien et il a été enregistré, seul, un nombre de fois impressionnant alors que ce n’est qu’en 1951 que l’opéra entier, Nabucco, eut les honneurs du disque ! Paradoxalement, tout le monde peut fredonner le « Va pensiero » en ignorant tout de l’intrigue et des enjeux d’un drame biblique qui met en scène la folie d’un roi et la lutte pour le pouvoir.
« Au jeune inconnu »
En 1836, paraît un ouvrage intitulé Philosophie de la musique : vers un opéra social. Son auteur est une des personnalités emblématiques du « Risorgimento », Giuseppe Mazzini (1805-1872), qui figure aux côtés de Garibaldi (1807- 1882), Cavour (1810-1861) et Victor-Emmanuel II (1820-1878) comme un des pères de l’Unité italienne. Dans son essai sur l’opéra italien, Mazzini critique sévèrement la production de son époque qui fait la part trop belle à l’hédonisme musical en privilégiant des « sensations momentanées » et un « plaisir qui périt avec les sons ». L’auteur assigne aux artistes de son temps une mission quasiment politique : l’opéra peut et doit selon lui contribuer à la « renaissance » qui marquera l’avènement d’une nation italienne unie. Pour cela Mazzini préconise plus de réalisme dans le drame et l’abandon de la virtuosité vocale au profit du récitatif qui permet d’enrichir la peinture des caractères. Il suggère d’accroître le rôle de l’orchestre pour renforcer l’expressivité du chant et donner plus de continuité à l’action. L’unité et la cohérence de l’œuvre paraissent essentielles à Mazzini qui appelle de ses vœux la présence d’un chœur qui serait : « la représentation solennelle et totale de l’élément populaire ». Qui pourrait réaliser cet opéra d’un genre nouveau ? Rossini a déserté la scène lyrique, Bellini est mort et Donizetti emprunte d’autres chemins… Alors comment ne pas être tenté de penser au jeune Verdi de Nabucco quand Mazzini dédie ses réflexions : « Au jeune inconnu qui peut-être, quelque part dans notre pays, est travaillé par l’inspiration, tandis que j’écris, et enferme en lui le secret d’une époque musicale » ?
La coïncidence est bien troublante : au texte de Mazzini semble répondre la nouveauté de Nabucco dans le paysage esthétique et historique de ces années 1840. On peut sans doute regretter au seuil du XXIème siècle qu’il ne se trouve plus aucun homme politique capable de lier une réflexion sur l’art à un idéal de liberté et d’unité. Sans vouloir assimiler trop facilement le compositeur au théoricien engagé que fut Mazzini, on peut relever dans Nabucco plus d’un élément annonçant une profonde mutation de l’art lyrique.
Vers un nouveau drame lyrique
Habilement construit, le livret de Temistocle Solera s’inspire librement de faits relatés dans l’Ancien Testament. Seul Nabucco est un personnage historique – même si sa folie et sa conversion semblent assez peu probables. Un prophète du nom de Zacharie a bien existé mais à une autre époque que le roi de Babylone. Ismaël, Fenena et Abigaïlle sont des personnages inventés et la fiction simplifie à l’extrême la situation des Hébreux dont le sort n’était pas celui qu’on réserve aux esclaves. Qu’importe la vérité historique ! Les événements agencés par Solera progressent rapidement à grand renfort de coups de théâtre dans un style simple et efficace qui convient parfaitement à Verdi. Les deux hommes se retrouveront pour I Lombardi (1843), Giovanna d’Arco (1845) et une partie d’Attila (1846). Le compositeur écrit une partition d’une grande audace qui s’impose par son originalité. Si l’on retrouve le découpage traditionnel en scènes, airs et duos, on est frappé par la formidable énergie que le musicien parvient à insuffler à l’ensemble. Un irrésistible souffle épique parcourt l’ouvrage et le public est emporté dès les premières mesures dans une construction musicale et dramatique qui bouscule les conventions. Verdi privilégie ce qu’il appelle des « positions », c’est-à-dire des moments forts qui donnent au drame son rythme continu. Les principales caractéristiques de la dramaturgie verdienne sont présentes dans Nabucco qui inaugure une intense période d’activité créatrice : pas moins de onze ouvrages verront le jour en huit ans jusqu’à Rigoletto (1851), où s’épanouira pleinement l’idéal d’une musique conduite par les variations du drame et l’évolution des personnages.
La répartition des rôles constitue une autre nouveauté dans Nabucco. Verdi s’éloigne de la tradition du « bel canto » romantique en inventant de nouvelles règles qui privilégient le drame. Le ténor qui aurait tenu la première place chez un Bellini ou un Donizetti devient ici un personnage secondaire, Ismaël. Ce dernier forme avec une mezzo, Fenena, le traditionnel couple d’amants qui se voient pour cette fois relégués au second plan. Une anecdote relate que Verdi aurait refusé le duo d’amour que Solera lui proposait au troisième acte sous prétexte qu’il « refroidissait » l’action. Le compositeur lui préféra la magnifique prophétie de Zacharie. L’effet est bien plus saisissant : la basse prophétique s’oppose au protagoniste, Nabucco, le premier des grands barytons verdiens. Ce père déchiré, en proie à la folie, annonce déjà Rigoletto et Boccanegra.
On dit que la Strepponi enthousiasma le public de la Scala en créant le rôle d’Abigaïlle mais qu’elle y perdit définitivement sa voix. Le rôle est des plus exigeants et les voix les plus solides peuvent s’y mettre en péril. La partition comporte de grandes nouveautés d’écriture. Il faut dominer les chœurs et un orchestre déchaîné. Il faut aussi jouer sur les écarts de registre et pouvoir conduire une ligne de chant très tendue agrémentée de périlleuses cabalettes.
De la ferveur lyrique à l’élan patriotique
Nabucco constitue une étape décisive dans la carrière de Verdi : c’est le symbole d’une véritable renaissance et le début d’une gloire qui comportera bientôt son lot de servitudes quand viendront les fameuses « années de galère ». Dépassé par le succès le compositeur devra produire sans cesse pour honorer les commandes qui affluent de tous les opéras de la péninsule. Nabucco est aussi le signal de l’engagement « musical » de Verdi aux côtés des patriotes libéraux qui feront de son nom un slogan politique, « Viva Verdi », les différentes lettres de son nom évoquant le nom du roi unificateur : Vittorio Emanuele Re D’Italia. Mais Nabucco ne peut se réduire à la rencontre providentielle d’un compositeur de génie avec une cause politique aussi noble soit-elle. C’est la ferveur lyrique qui porte l’élan patriotique. Verdi s’éteint le 27 janvier 1901. Un mois plus tard, une foule immense accompagne sa dépouille jusqu’à la crypte de la Casa di riposo où il reposera avec son épouse, Giuseppina Strepponi. Au début du cortège, 900 choristes accompagnés par l’orchestre de la Scala dirigé par Arturo Toscanini, font retentir en ultime hommage le « Va pensiero ».
Catherine Duault
03 juin 2016 | Imprimer
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