Paul Hindemith, parcours d'un musicien protéiforme

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Peu connu, Paul Hindemith n’en est pas moins une figure majeure de l’expressionnisme allemand, animé par une volonté de poser les bases d’un nouveau langage musical – qui s’inscrit dans une démarche pédagogique visant à rendre la musique davantage accessible.
Sancta Susanna est l’un des courts opéras emblématiques de Paul Hindemith, peu mis en scène car longtemps considéré comme sulfureux mais que l’Opéra de Paris donne dans une nouvelle production à compter de ce mercredi 30 novembre avec Anna Caterina Antonacci dans le rôle-titre. Le réalisateur Mario Martone l’associe à Cavalleria rusticana pour exacerber la dimension sacrée des deux œuvres. Nous revenons sur le parcours et les ambitions de Paul Hindemith
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Paul Hindemith (1895-1963) demeure peu connu du grand public bien qu’il soit une des figures les plus marquantes de l’histoire musicale du XXème siècle. Jugé un temps iconoclaste, il sera ensuite accusé de favoriser une forme d’académisme en choisissant lui aussi de  « retourner à l’antique pour susciter le progrès », selon la célèbre formule de Verdi. Acteur incontournable de l’avant-garde allemande, Hindemith commence sa carrière par des coups d’éclat qui le placent au cœur de l’effervescence intellectuelle du Berlin des années 20 devenu le laboratoire privilégié de multiples expérimentations artistiques. Dans une époque marquée par le développement des théories de Freud, l’épanouissement de l’expressionisme et l’essor du cinéma, le musicien veut bousculer les attentes du public. Comme l’écrit le musicologue Heinrich Strobel, Hindemith déjoue la routine musicale grâce à un art « dont le sérieux artisanal et le renoncement conscient à chatouiller agréablement l’oreille remontent jusqu’à Bach ». Retracer les grandes étapes de ce parcours aussi riche que controversé, permet de mieux comprendre comment Hindemith s’est progressivement affranchi des modes et des courants successifs pour atteindre un langage musical plus accessible auquel il assigne la mission de traduire une « Weltanschauung », une vision de l’univers. Il est urgent de redécouvrir ce compositeur trop souvent perçu comme difficile et austère.  

Sous le signe du père

Paul Hindemith nait en 1895, à Hanau, dans la région de Francfort où son père, Robert Rudolf Hindemith, s’est installé avec sa femme, Maria. Les deux époux auront encore une fille en 1898 et un second fils en 1900. Le père de Paul mène une existence médiocre soumise aux aléas de petits emplois peu lucratifs qui ne lui permettent pas de faire vivre correctement sa famille. Comment pourrait-il réussir dans la vie alors qu’on l’a empêché de suivre pleinement sa seule et vraie vocation, la musique ?
Robert Rudolf s’est enfui très jeune du foyer paternel pour braver l’interdiction de son père, un respectable commerçant qui s’opposait à son désir de devenir musicien. Privé de la carrière musicale dont il rêvait pour lui-même, Robert Rudolf décide de soumettre ses trois enfants à un véritable dressage musical dès leur plus jeune âge. Et c’est avec une immense satisfaction qu’il exhibe sa progéniture sous le nom de « Trio d’enfants de Francfort » avant même que les apprentis musiciens aient pu recevoir une formation musicale digne de ce nom. Le père se satisfait amplement des modestes succès que remportent ses enfants avec des airs de variété arrangés par ses soins. Nous ne sommes pas dans le cas d’un Mozart instruit par un père, pédagogue passionné et conscient du génie musical de son fils. Le père d’Hindemith n’a certainement jamais soupçonné la réalité des dons de son fils auquel il donne pourtant ce précieux conseil dans une lettre qu’il lui adresse pour ses dix-huit ans : « J’attends, et prends-en bonne note, d’un véritable artiste une discipline ascétique vis-à-vis de soi-même ; c’est en cela que l’artiste est presque un roi car il doit savoir se maîtriser ». Hindemith semble avoir retenu la leçon paternelle.

Le jeune Paul reçoit ses premières leçons de musique dès l’âge de neuf ans. En 1908, il devient élève à la Hochschule für Musik de Frankfort. Il a pour professeur de violon Adolf Rebner qui parlera plus tard de sa « patience, presque contradictoire avec son jeune âge ». Toujours surveillé de près par son père, Hindemith s’impose comme un violoniste virtuose dès l’âge de treize ans. Il prend plaisir à se produire dans les opérettes, les groupes de jazz, ou même les fêtes foraines et les cinémas. Le musicien gardera toujours un penchant pour la musique de variété et la parodie musicale qu’il n’hésitera jamais à intégrer dans ses œuvres. Hindemith n’hésitera pas non plus à composer sur des textes écrits par un directeur de revues de cabaret, Marcellus Schiffer, et il témoignera le plus vif intérêt pour des instruments électriques comme en témoigne son Concertino pour trautonium (1931). Ses premières années d’enfant musicien expliquent en partie son insatiable appétit de nouvelles expériences musicales.

« Créer sans relâche », cette devise pleine d’enthousiasme qu’il fera sienne après la guerre au moment où il cherche à se faire connaître, aurait plu à son père qui meurt au front dans les Flandres le 25 septembre 1915. Cette disparition donne de nouvelles responsabilités à Paul, qui doit désormais assurer l’avenir matériel de sa famille. Il se lance dans un travail harassant : études à terminer, cours particuliers, nombre croissant de concerts, premières compositions, répétitions d’orchestre… Hindemith devient violon solo de l’Orchestre de l’Opéra de Francfort et altiste dans le quatuor à cordes d’Adolf Rebner. En 1915, il est nommé directeur musical de l’Opéra et il fonde son propre quatuor, le quatuor Amar-Hindemith dont le répertoire s’avère nettement contemporain. Parallèlement, il compose ses premières pièces. L’alto devient son instrument de prédilection et il lui consacre plusieurs œuvres. Durant cette période, Hindemith se plaint constamment d’être débordé. Le musicien évoque : « ces nuits de travail qui (lui) donnaient la tremblote dans tous les membres et le rendaient à moitié fou (…) J’étais tellement exténué que j’ai dû rester au lit pendant trois semaines. Je ne pourrai jamais plus supporter un tel travail ».

L’enfant terrible de l’avant-garde

La première partie de la carrière de Paul Hindemith se déroule dans l’effervescence artistique qui caractérise le Berlin des années d’après-guerre. Profondément meurtrie par le premier conflit mondial, la société allemande voudrait croire en la nouvelle République de Weimar. Regroupant des peintres, des écrivains, et des musiciens comme Arnold Schönberg (1874-1951), Alban Berg (1885-1953) et Anton Webern (1883-1945), la mouvance expressionniste poursuit sa « révolution » esthétique en cherchant à porter à son paroxysme l’expression d’une subjectivité et d’une sensibilité exacerbées. Il s’agit d’élaborer un nouveau langage musical capable de faire partager au public les sensations extrêmes qu’entraîne une perception de la réalité fortement émotionnelle et résolument subjective.


Sancta Susanna

C’est dans ce contexte intellectuel et esthétique qu’Hindemith fait ses vrais débuts avec trois opéras en un acte qui témoignent de son attachement à l’expressionnisme.
Porte-parole et « enfant terrible » de la nouvelle génération, Hindemith crée un scandale considérable avec trois opéras « miniatures » consacrés chacun à la recherche de l’expression à travers la résolution d’un problème formel. Les livrets de ces trois pièces expérimentales sont adaptés d’auteurs proches d’Herwarth Walden (1879-1941), acteur incontournable de l’avant-garde allemande dans le Berlin des années 20. L’Assassin espoir des femmes est basé sur un livret sous-tendu par un érotisme violent, signé par le peintre et écrivain Oskar Kokoschka (1886-1980). Le Nusch-Nuschi, occasion d’une parodie du Tristan de Wagner, est quant à lui adapté de l’autrichien Franz Blei (1871-1942), brillant théoricien de la pornographie.
Ces deux premiers volets du triptyque furent dirigés à Stuttgart en 1921 par le chef d’orchestre Fritz Busch (1890- 1951) qui refusa d’y ajouter Sancta Susanna en raison de son sujet particulièrement sulfureux. Il faudra attendre 1922 pour trouver enfin un directeur d’opéra assez audacieux pour programmer cette œuvre d’une vingtaine de minutes capable de susciter encore le scandale lors de sa création française en 2003 à Montpellier ! Composé en deux semaines au seuil de l’année 1921, l’ouvrage résulte de l’intérêt du jeune Hindemith pour une pièce du poète et dramaturge allemand August Stramm (1874-1915), collaborateur de Der Sturm, la revue culturelle d’Herwarth Walden, chef de file de la mouvance expressionniste. Le sujet heurte violemment morale et religion en traitant  de la frustration et des fantasmes sexuels d’une religieuse qui surprend par une belle nuit de mai les bruyants ébats d’un couple.

Cette trilogie de jeunesse inaugure avec éclat l’entrée fracassante d’Hindemith dans l’univers du théâtre lyrique qu’il veut définitivement débarrasser de l’héritage du romantisme et de l’influence du wagnérisme en laissant loin derrière lui tout ce que l’on qualifiait d’ « allemand et d’authentique ». Cependant contrairement à un Kurt Weill (1900-1950) qui délaisse la musique de chambre et les compositions symphoniques pour se consacrer entièrement au théâtre musical, Hindemith ne peut pas être uniquement considéré comme un compositeur d’opéra. Sa carrière témoigne d’un constant souci d’éclectisme qui fait de lui un musicien protéiforme.

Dès 1922, Hindemith s’impose comme un des membres les plus radicaux de sa génération. Il écrit des « zeitoper », des opéras d’actualité comme Les Nouvelles du jour (1929) où l’on entend une aria chantée dans une baignoire pour célébrer les chauffe-bains à gaz. Ces pièces miniatures associent les techniques musicales d’avant-garde à la musique de la rue. Hindemith veut s’ouvrir à tous les genres et à toutes les expériences. Ses recherches le rapprochent de la « Gemeinschaftmusik » (la musique communautaire) et de la « Gebrauchsmusik », c’est-à-dire la musique « utilitaire », un terme qui désigne les musiques liées à la radio ou au cinéma, destinées à la pédagogie ou à la propagande politique. Conscient d’avoir une véritable mission, Hindemith s’engage dans une démarche pédagogique d’envergure. Il s’agit de rendre la musique accessible à l’élève comme au musicien amateur. Les compositeurs de cette génération ne créent plus pour la postérité mais pour le quotidien en se positionnant par rapport aux bouleversements sociaux et politiques.

La musique d’avant-garde et les théories esthétiques et politiques qu’elle véhicule s’expriment dans deux grands festivals de musique contemporaine : celui de Donaueschingen et celui de Baden-Baden auxquels Hindemith participera activement. De 1927 à 1929, il assurera la direction musicale du festival de Baden-Baden. Le vol de Lindbergh y est créé en 1929. C’est une pièce radiophonique (Hörspiel) composée conjointement avec Kurt Weill et Bertold  Brecht. Conformément à la pratique de la « musique communautaire » le public est invité à y participer en chantant une des parties. Cependant Hindemith va progressivement se détacher de l’avant-garde musicale pour explorer sa propre voie et se forger une conception hautement philosophique de l’art.

Le compositeur finit par s’opposer au dodécaphonisme pour des raisons esthétiques. Il se tourne vers la musique ancienne dont il étudie soigneusement la polyphonie. A partir de 1927, sa classe de composition de la Hoschschule de Berlin lui donne l’occasion de rajeunir la pratique de la musique ancienne et de promouvoir le répertoire baroque.  Avec sa stylisation néobaroque, Cardillac s’inscrit parfaitement dans ce retour au classicisme. 

De Cardillac (1926) à Mathis le Peintre (1938), retour vers les origines

Adaptation de la nouvelle d’E.T.A Hoffmann, Mademoiselle de Scudéry, Cardillac, est le premier opéra important d’Hindemith. Orfèvre de génie, Cardillac est tellement attaché à ses créations qu’il assassine ses clients, pour les récupérer. L’ouvrage témoigne du rapprochement du compositeur avec le mouvement de la « Neu Sachlichkeit », la « Nouvelle objectivité » qui s’oppose à l’expressionnisme. Il s’agit d’écarter tout pathos et toute sentimentalité au profit d’une réalité abordée de la manière la plus « objective » possible. La musique devient autonome en se développant en dehors du livret. C’est une remise en cause radicale de la tradition wagnérienne selon laquelle la musique a pour finalité d’intensifier et de structurer l’action dramatique.


Mathis le Peintre

Mais parmi ces différentes explorations esthétiques, le chef-d’oeuvre emblématique de la production lyrique d’Hindemith reste Mathis le Peintre, un opéra d’actualité à la dimension largement autobiographique. Mathis der Maler se rattache à un genre précis, celui du « Künstleroper » qu’on peut traduire par « opéra d’artiste ». En reprenant le parcours intellectuel d’un créateur, le compositeur se lance dans une véritable défense et illustration de ses propres conceptions artistiques. A travers l’évocation de la vie de l’auteur du célèbre Retable d’Issenheim, le peintre Mathis Grünewald (v.1475/1480-1528), Hindemith porte un regard critique sur la société allemande de son temps. En pleine montée du nazisme, le compositeur soulève la question du rôle et de l’engagement de l’artiste confronté aux errements et aux périls d’une société qui fait obstacle à son travail de créateur. Mathis le Peintre  est aussi l’occasion pour Hindemith de renouer avec la tradition en associant chant grégorien, chant populaire allemand et esthétique néobaroque.

Oeuvre polyphonique conçue comme un polyptyque, Mathis le Peintre est un opéra majeur du XXème siècle. La première esquisse de cette fresque puissante donna naissance à la Symphonie Mathis le Peintre créée à Berlin en mars 1934 sous la direction de Wilhelm Furtwängler. Le succès de cette création laissait entrevoir celui qui attendait l’opéra… C’était sans compter sur l’acharnement des nazis. Malgré l’engagement de Furtwängler, finalement contraint de démissionner de toutes ses fonctions, Mathis le Peintre ne sera pas monté en Allemagne mais en Suisse, en 1938, alors que Hindemith a déjà fait le choix de l’émigration. La création allemande n’aura lieu qu’en 1946 à Stuttgart. Plusieurs raisons expliquent que l’étau du nazisme se soit resserré sur le musicien : il a appartenu à cette avant-garde que le nouveau régime qualifie d’art dégénéré, mais il a surtout épousé Gertrud Rottenberg, la fille d’un chef d’orchestre juif, Ludwig Rottenberg (1865-1932).

Après un bref séjour en Suisse, Hindemith s’exile aux Etats-Unis où il se consacre avec passion à la pédagogie. Il veut que ses élèves deviennent des musiciens modernes accomplis suivant les principes de son Traité de composition (1937). En 1946, le compositeur adopte la nationalité américaine. Son dernier grand opéra, L’Harmonie du Monde (1957), est un ouvrage monumental qui se rattache à la thématique de Mathis le Peintre. Le long festin de Noël (1960-61), un opéra de chambre, sera l’ultime ouvrage lyrique composé par Hindemith. Sa grande aventure théorique et spirituelle trouve là un épilogue des plus modestes. Le compositeur s’éteint en 1963, à Francfort.

A la fois interprète, chef d’orchestre, compositeur, pédagogue, théoricien, Hindemith apparaît comme un musicien universel dont il est bien malaisé de retracer complètement le parcours. Persuadé de la supériorité de l’art face à la laideur et à la violence du monde, Hindemith semble avoir réalisé le vœu de son père en devenant « presque un roi » au prix « d’une discipline ascétique vis-à-vis de soi-même. » 

Catherine Duault

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