Le metteur en scène Pierre-Emmanuel Rousseau n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat. Ses lectures des Fées du Rhin d’Offenbach à l’Opéra de Tours, du Barbier de Séville et d’Hansel et Gretel à l’Opéra national du Rhin, voire du Pays du sourire à l’Opéra Grand Avignon, ont su afficher au grand jour la noirceur parfois insoupçonnée de ces pages du répertoire, à travers une direction d’acteurs millimétrée et une profondeur théâtrale manifeste. Pour sa reprise de La Clémence de Titus à Angers Nantes Opéra, nous avons souhaité en savoir plus sur ses méthodes de travail et sa vision du métier.
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Vous signez la mise en scène, les décors et les costumes de toutes vos productions. Un opéra, est-ce d'abord une ambiance et ensuite des personnages ?
Pierre-Emmanuel Rousseau : C'est créer une ambiance pour mettre au centre des personnages. Je ne crée pas un décor, mais un espace de jeu pour pouvoir raconter l'histoire. Je me méfie toujours du terme « décor » comme quelque chose qui prend toute la place, derrière lequel certains metteurs en scène se retranchent comme s'ils avaient peur de se confronter à la réalité du jeu. Évidemment, j’écoute et intellectualise l’œuvre, mais je pars toujours de l’espace. Une fois que je le trouve, je construis une géographie et je commence à travailler sur les personnages. Parfois, c’est un personnage qui crée l’espace, comme Vitellia dans La Clémence de Titus. Il y a l’espace de Vitellia, puis par ricochet celui de Titus. Pour raconter à la fois les salles de réception et la chambre à coucher, il fallait selon moi un espace anguleux, parce que Vitellia pouvait y être « circulaire ». Le lit de Vitellia est donc un sofa rond au milieu d’une pièce à angles droits.
Que décelez-vous dans la musique, au cours de la phase d’écoute ?
La musique à l’opéra sous-tend tout. Dans La Clémence, Mozart écrit des lignes de chant qui n’ont rien à voir avec les contrepoints de l’orchestre. En faisant s’entrechoquer les phrases, il nous raconte l’instabilité des personnages. Dans son deuxième air, Sesto vient demander pardon après l’attentat raté contre Titus, et il y a une petite ritournelle qui revient lors d’une grande déploration. On peut y entendre des réminiscences de l’enfance au milieu de cet adieu à la vie. Dans le finale de l’acte I, Mozart écrit une géographie de la musique, avec différents plans : à l’arrière, les cris des gens qui se font brûler vifs, tandis que Servilia, Publio et Annio se demandent ce qui se passe, et que Vitellia commence à perdre la raison. La musique nous donne énormément de clés. C’est pour ça qu’être musicien est important quand on fait de la mise en scène d’opéra : la musique n’est plus intimidante ou sacralisée. D’après le sémiologue George Steiner, il y a dans l’opéra le sens immédiat du texte et le sens plus intangible et sensible de la musique, mais la somme de ces deux sens donne un non-sens. Et l’opéra est un art surréaliste. C’est l’illusion de créer à partir d’un média chanté – donc artificiel –, une réalité qui n’existe pas.
Vous avez déjà mis en scène Il re pastore, que Mozart a composé à 19 ans. Comment évolue la vision politique dans la musique de La Clémence de Titus, composé juste avant sa mort ?
Pour moi, ces deux œuvres racontent un peu la même chose : le droit ou non d’un monarque à imposer à quelqu’un de devenir empereur. Dans Il re pastore, Alexandre le Grand vient chercher le berger pour le couronner parce qu’il est fils de roi. Le berger ne veut pas de ces responsabilités-là. Il perd son amoureuse Elisa, on vient lui chercher une princesse à épouser. Dans un monologue magnifique de La Clémence souvent coupé, Titus dit qu’une communauté humaine, à égalité, serait plus simple. Je tire le fil ambigu et violent du dilemme dans la mise en scène : Titus fait torturer son meilleur ami Sesto, et Vitellia finit totalement folle. Il gracie sur un champ de ruines, donc est-ce vraiment une grâce ? Même un despote comme Titus n’a pas les coudées franches : on lui a interdit d’épouser Bérénice, on lui presse d’épouser Servilia, qui se refuse à lui. Et Titus accepte la situation sans rechigner. C’est un empereur velléitaire, assez peu heureux dans sa fonction. Titus est le rôle-titre, mais en même temps le moins développé, dans une écriture très archaïque par rapport aux autres airs, comme si pour lui son propre pouvoir n’existait déjà plus. Mozart était un homme des Lumières, fasciné par le peu qu’il avait vu de la Révolution française. Il utilisait le pouvoir pour gagner sa vie, mais passait son temps à contester cet État monarchique. Je crois que l’œuvre, qui a été écrite pour un couronnement, est bien plus qu’elle n’y paraît.
Dans ce cas, pourquoi avoir choisi l’univers du film Les Damnés de Visconti, qui représente la montée du pouvoir nazi et la collaboration, alors qu’on se situe d’après vous dans la rupture ?
Parce que Vitellia collabore. C’est pour moi l’héritière Sophie von Essenbeck, dans le film. Titus a fait tuer son père pour accéder au pouvoir. Vitellia, élevée pour être impératrice, doit soit épouser soit tuer l’usurpateur. Il y a donc un ordre établi qui bascule. Mais c’était surtout l’analogie avec le fascisme italien de Mussolini qui m’intéressait. Cet abominable fascisme n'est pas une idéologie – contrairement au nazisme, qui est une entreprise de mort –, mais le délire d'un dictateur sans réelles convictions qui veut recréer la Rome antique. Sauf que, dans Les Damnés, il y a l’histoire de cette famille dysfonctionnelle et dépravée. Sophie von Essenbeck sombre au fur et à mesure qu’elle se compromet et commandite des meurtres… exactement comme Vitellia. Sa relation avec Sesto est un peu la relation d’Essenbeck et de son fils Martin. Je ne veux pas condamner Vitellia dès le début. On assassine son père, on lui enlève toutes ses prérogatives royales. Titus, qu’elle a aimé, la dédaigne pour Bérénice puis Servilia. Elle devient folle, la machine à broyer est déjà enclenchée. Mozart et Visconti donnent leur chance à ces personnages, et La Clémence n’est pas du tout une œuvre manichéenne. Les Damnés illustre également une époque charnière, qui à mon avis colle bien, esthétiquement parlant, à l’univers délétère et crépusculaire de La Clémence. Ce n’est d’ailleurs pas anodin que Mozart l’ait écrit aussi rapidement, car il savait qu’il allait mourir.
Pour cette reprise, vous avez eu la même équipe qu’à la création à l’Opéra de Rennes, à l’exception de Julie Robard-Gendre en Sesto. Est-ce une force de pouvoir continuer à développer ce travail ?
C’est un luxe ! Quand j’ai rencontré Roberta Mameli, qui chante Vitellia, on a eu tous les deux une connexion. Elle s’est jetée corps et âme dans cette entreprise de démolition du personnage. Au cours de ma carrière, j’ai rarement vu une chanteuse qui s’investisse autant. À Rennes, Josè Maria Lo Monaco chantait Sesto. Sa voix ample et somptueuse pouvait prendre des tournures enfantines et adolescentes. Il y a avait donc une vraie emprise de Vitellia sur Sesto. Julie a un physique plus androgyne, leur relation ne pouvait pas être la même. Julie a amené quelque chose de plus saillant par sa caractérisation vocale, et il y a maintenant une vraie violence entre Vitellia et Sesto. Sans compter que Julie et Roberta sont deux bêtes de scène ! C’est formidable d’avoir pu basculer tous les équilibres, même le rapport avec Titus. Ces personnages ne vivent pas la vie qu’ils devraient vivre. Ils se débattent dans des contradictions invraisemblables.
À Opera Online, nous n’avons pas complètement été emballés par votre lecture des Fées du Rhin et d’Hansel et Gretel…
Dans Les Fées du Rhin, il y avait un problème de calendrier avec mon Barbier de Séville qui avait eu lieu quelques jours plus tôt. Ce n’était pas le même univers. Si ça a posé problème qu’Offenbach parle d’épuration ethnique et de viols en série, je n’y peux rien. Je n’ai pas changé une virgule du livret. J’ai juste décontextualisé, je voulais amener de la modernité pour rendre cette œuvre, inédite en France, plus percutante. Nous n’avions pas le budget pharaonique pour un univers stylisé de Moyen Âge, donc je me suis dit qu’avec la guerre dans les Balkans, tout s’imbriquait pour cet opéra antimilitariste. J’ai poussé le concept jusqu’au bout, en faisant assassiner les personnages. C’était tout sauf exalter la violence !
Quant à Hansel et Gretel, je peux respecter qu’on n’aime pas, qu’il y a des pistes qui ne sont pas complètement développées, mais je ne peux pas entendre qu’une partie de mon spectacle comporte des « raccourcis légèrement bâclés ». Ce sont deux ans de travail ! Tous ceux qui travaillent avec moi peuvent vous dire que je suis un bourreau de travail et que je ne laisse vraiment rien au hasard. Hansel est mon spectacle le plus personnel, un de ceux dont je suis le plus fier. Vous avez aussi vu une version filmée, donc l’interprétation d’un réalisateur sur mon travail. Dans le montage, beaucoup de choses ont disparu, comme la subtilité des lumières, les effets impressionnants et les apparitions chronométrées.
La critique vous paraît-elle donc injustifiée si elle émane d’une mauvaise interprétation ?
La critique doit critiquer. On s’expose, c’est le jeu. Mais il faut que la critique soit un tant soit peu argumentée. En tant qu’artiste, on ne retient de toute façon que le négatif. C’est mentir que de dire qu’on ne lit pas les critiques, car il y a toujours quelqu’un pour envoyer les papiers. Et avec les réseaux sociaux, on ne peut pas s’en protéger. Certains termes sont parfois ultra-violents. Il ne faut pas oublier que les artistes remettent leur vie en jeu à chaque représentation. Un des chanteurs des Fées du Rhin avait été qualifié d’ « inaudible » par un de vos confrères. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que la voix n’est pas projetée ? Qu’il est absent scéniquement ? Comment peut-on réduire une prestation de plus de deux heures à un adjectif ? Je ne crois pas qu’il faille s’arc-bouter parce que trois si sont craqués sur une soirée. C’est du spectacle vivant ! Quant à moi, mes spectacles parlent pour moi, je ne vais pas à la chasse aux likes. On parle souvent des mêmes artistes, toujours encensés, alors que ce n’est pas forcément justifié. Il y a des chanteurs magnifiques avec lesquels on est condescendant, et puis d’autres chanteurs qu’on encense parce qu’ils font partie de réseaux intouchables. C’est très dur de garder sa ligne, d’essayer de rester honnête le plus possible, dans son petit artisanat.
Un autre problème de la critique actuellement, notamment sur le web, c’est qu’il n’y a pas toujours de connaissance de la musique. Il y a beaucoup d’amateurs plus ou moins éclairés qui écrivent pour des médias très lus, souvent sur la base du volontariat. La critique est un métier magnifique, mais on ne donne plus vraiment de moyens aux journaux. Quand on voit que ce sont les théâtres qui doivent défrayer les journalistes, il y a forcément quelque chose qui ne va pas.
Comment vous situez-vous aujourd’hui dans la constellation de metteurs en scène d’opéra ?
Certains metteurs en scène se disent « créateurs ». Ce sont des interprètes, des passeurs, mais certainement pas des créateurs. Nous ne sommes pas Mozart ! Aujourd’hui, ça m’agace que n’importe qui – cinéastes, chorégraphes, plasticiens – puisse faire de la mise en scène d’opéra. Pour un metteur en scène de théâtre, l’opéra est la voie royale. Ça n’a rien à voir de travailler avec des acteurs et avec des chanteurs. Faire de la mise en scène d’opéra en essayant d’avoir une direction d’acteurs fouillée, en essayant d’amener des chanteurs au plus proche de ce qu’on veut, c’est un métier ! J’ai été 10 ans assistant avant de me lancer. Le passage de l’opéra au théâtre est moins accepté. Il y a des pièces de Thomas Bernhard, Tennessee Williams ou Jean-Luc Lagarce que j’aimerais monter, mais il est difficile ne serait-ce que de rencontrer des directeurs de théâtre, parce que je ne suis « que » metteur en scène d’opéra. Pourquoi les metteurs en scène de théâtre seraient-ils l’aristocratie intellectuelle ?
Comment espérez-vous que le monde de l’opéra évolue ?
Il faut revoir toute l’économie de notre métier. À l’opéra, on ne joue pas autant qu’on le pourrait parce que les plateaux vocaux coûtent trop cher. Il faudrait baisser les cachets, avec une répartition plus égale. Je suis aussi pour la mutualisation des spectacles, le recyclage des décors. C’est quelque chose qui est déjà en marche et qui se fait au théâtre, mais il faudrait des assises du métier, avec des objectifs concrets. Si on continue comme ça, on va droit dans le mur, parce que les économies ont changé et qu’il y a trop de productions ! En tant que metteur en scène, on peut faire quelque chose de bien sans que ça paraisse cheap, mais il faut pour ça travailler plus. La question est de savoir ce qu’on peut retrancher sans perdre l’esthétique générale et le sens.
Propos recueillis par Thibault Vicq le 10 décembre 2021
La Clémence de Titus, de W. A. Mozart, à Angers Nantes Opéra :
- au Théâtre Graslin (Nantes) jusqu’au 18 décembre 2021
- au Grand Théâtre d’Angers du 16 au 18 janvier 2022
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