Après des mois de tension entre Benjamin Pionnier et toutes ses équipes de l’Opéra de Tours, les choses se sont apaisées avec la nomination (il y a tout juste un mois) de Laurent Campellone comme directeur général de l’institution tourangelle. L’occasion était trop belle d’aller à la rencontre du chef d'orchestre français, tant de fois plébiscité dans ces colonnes (notamment lorsqu’il était directeur musical de l’Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire...), afin de parler de la situation à Tours ainsi que de sa première saison, et de manière plus générale de ses projets et de ses espoirs vis-à-vis de ses nouvelles fonctions…
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Opera-Online : Comment s’est déroulée votre nomination au poste de directeur général de l'Opéra de Tours ? Dans quel état d’esprit êtes-vous ?
Laurent Campellone : Disons que j’ai d’abord suivi, par voie de presse et depuis des mois, les nouvelles de ce qui se passait à Tours. Les articles faisaient état de choses incroyables, d’une situation à peine imaginable. Je lisais tout cela avec une immense tristesse car tant de souffrances se devinaient, tant de violence symbolique, tant de périls. Chaque maison lyrique est un trésor. Nous en sommes les gardiens et deviner entre les lignes qu’à Tours les choses en étaient là m’a beaucoup ému.
Puis, il y a eu des sollicitations répétées lorsqu’une annonce de recrutement a paru. Quelques coups de fil de personnes qui connaissent bien cette maison et qui me poussaient à présenter ma candidature au poste de Directeur Général. À la cinquième ou sixième sollicitation, je me suis dit que si toutes ces personnes pensaient que je pourrais être la bonne personne, je devais y réfléchir vraiment. Ce que j’ai fait. Présenter une candidature dans un théâtre en pleine crise vous oblige à être certain que vous allez pouvoir aider les équipes : les équipes comptent sur vous, il y a une urgence, une forte attente,et vous devez être absolument sûr de pouvoir les aider. La veille de la clôture d’envoi des candidatures, je m’interrogeais toujours. Je savais que j’allais devoir annuler pas mal de contrats pour les deux ou trois saisons à venir, m’éloigner un peu du pupitre, prendre ainsi le risque de brouiller mon identité artistique de chef, et plein d’autres choses. La veille de la date limite de candidature, c’est l’appel d’une personne très proche, un autre directeur d’opéra français qui m’a décidé. Ses arguments ont été entendus et le lendemain je rédigeais une lettre de motivation et j'envoyais mon dossier. Depuis ce moment, plus un seul instant je n’ai remis en cause cette décision car j’avais eu le temps d’en mesurer toutes les conséquences, tous les engagements, tous les enjeux. Il y a eu une sélection de sept candidats à qui on a demandé de rédiger une « note d’intention » en cinq semaines. La mienne était prête en cinq jours tant j’avais déjà essayé d’entrevoir la méthode à suivre pour aider cette maison. Nous avons été convoqués à un oral à la mi-septembre devant un vaste jury. On m’a questionné pendant une heure. Ce fut un échange précis, éclairé, passionnant dont je suis ressorti avec la certitude d’avoir exprimé de façon très claire ma pensée. Puis, on m’a appelé pour m’annoncer que le jury m’avait choisi à l’unanimité. À partir de là, nous avons établi les termes de mon contrat, puis annoncé ma venue. En quelques jours, j’étais au théâtre avec les équipes. Et depuis, nous travaillons ensemble.
Présenté au personnel de l’établissement, j’ai immédiatement nommé ce qui allait guider mon travail : la bienveillance et la justice. La bienveillance, car c’est comme ça qu’on m’a éduqué : je suis empatique et je place la bienveillance au sommet des vertus humaines. Et l’injustice est une chose que je ne supporte pas. Bienveillance et justice, c’est ce avec quoi j’arrive ici, et c’est ce que je demande aux équipes de m’accorder en retour. Sur cette base, nous pouvons faire tant de choses ! Et je dois dire que, depuis mon arrivée, je suis bouleversé par l’engagement des équipes, leur conscience professionnelle, leur amour aussi pour ce théâtre. Il y a ici une équipe en or, extrêmement compétente et passionnée. Cela me porte et va nous permettre de faire de belles choses.
Vous avez annoncé que vous ne dirigeriez pas l’Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire lors de votre première saison, et cela a étonné tout le monde. Comment expliquer qu’un chef qui fait votre carrière depuis plus de vingt ans et dirige partout dans le monde ne dirige pas dans la maison dont il est Directeur général ?
Je vais avoir tant de choses à faire la première année ! Il m’a donc semblé que je devrais, la première saison, mettre tout le temps que je passe ici à bâtir le programme, redéfinir les objectifs, lancer des co-productions, comprendre ce qui a dysfonctionné et faire en sorte que cela n’advienne plus. Quand je suis arrivé, j’ai par exemple découvert que les carnets de commande des ateliers (décors, costumes, accessoires etc.) allaient être vides dès l’hiver qui vient. C’etait une situation d’urgence absolue. Quelles que soient les raisons qui ont amené à cet état de fait, je devais commencer par relever ce défi : trouver en quelques jours de quoi remplir les carnets de commande des ateliers. Quand on sait que pour qu'une production se décide, se pense, s'élabore et se réalise, il faut entre un an et un an et demi en moyenne, c’était presque mission impossible ! C’est uniquement grâce à la solidarité de plusieurs autres directeurs que nous avons désormais devant nous un an de commande. Lorsque j’ai expliqué la semaine dernière lors d’une assemblée générale de la ROF (NDLR : Réunion des Opéras de France) la situation des ateliers à Tours, les deux premiers à m’avoir tendu la main sont Laurent Brunner, directeur de l’Opéra Royal de Versailles et Frédéric Roels, Directeur de l’Opéra Grand Avignon. Je n’oublierai jamais leur geste de solidarité et de générosité. Ils sont venus et m’ont proposé de réaliser immédiatement deux productions, dont une, à Versailles, qui ne sera pas donnée immédiatement. Je savais qu’ils étaient d’excellents directeurs dont le travail est partout reconnu ; j’ai découvert deux hommes d’une générosité à peine imaginable. Ce geste est bouleversant d’altruisme. Bien entendu, nous leur sommes redevables et ils seront dans les années qui viennent des partenaires absolument privilégiés.
Et après cette première saison, le public tourangeau aura-t-il la joie de vous voir au pupitre ?
Oui. Mais seulement deux fois par an, dans deux des productions lyriques de la saison. Je veux choisir mes apparitions ici pour plusieurs raisons : d’abord, je veux être au pupitre pour ce que je suis certain de pouvoir donner de meilleur au public. Et puis, pour avoir une vraie politique de chefs invités sur le long terme qui ouvre large - pour le public, pour l’orchestre et pour le choeur - les horizons esthétiques. C’est passionnant pour un orchestre de rencontrer des chefs différents ! Mon choix sera très attentif à la qualité des chefs qui viendront à Tours tant pour le lyrique que pour le symphonique.
Quel va être votre axe principal de programmation pour les prochaines saisons ? On connaît votre passion pour le répertoire romantique français… est-ce une piste que vous allez suivre ?
Vous savez, depuis plus de vingt ans je suis au service de la musique française partout dans le monde. Sans parler des grandes institutions comme le Théâtre du Bolchoï et la Deutsche Oper de Berlin, j'ai parcouru le monde parfois très loin de la France pour partager mon amour incandescent du répertoire français. J’ai fait, par exemple, la création brésilienne des Troyens de Berlioz à l'Opéra de Manaus qui est au coeur de la forêt amazonienne, j’ai dirigé Lakmé plus de soixante fois sous toutes les latitudes, j’ai dirigé la musique de Massenet à Kuala Lumpur et au Caire etc. Alors, évidemment, je vais continuer de la servir et de partager ses nombreux chefs-d’oeuvre avec le public, désormais à Tours comme ailleurs. Je dois vous dire que si cette passion est née il y a longtemps en scrutant et me délectant du travail des deux immenses chefs que sont Michel Plasson et Jean-Claude Casadesus, et aujourd’hui me voilà tout aussi admiratif de deux institutions et des deux hommes qui les guident. D’une part, concernant le travail sur les partitions oubliées, bien entendu ce que fait la Fondation Bru Zane depuis des années, sous la houlette artistique d’Alexandre Dratwicki est d’un interêt international. Rééditer les chefs d’œuvre oubliés, les enregistrer, participer à les produire de nouveau sur scène, c’est une aventure éblouissante ! Alexandre Dratwicki fait un travail colossal. Il me sidère par l’étendue de sa connaissance du répertoire, sa curiosité sans fin, son énergie, son enthousiasme, son amour réel des chanteurs et sa bienveillance (nous y voilà !). Il y aura dans l’histoire de la musique française un avant et un après travail de la Fondation Bru Zane. Et prenons conscience que nous avons une chance folle d’être les témoins de ces résurrections ! D’autre part, concernant la programmation scénique de ce répertoire, le travail d’Olivier Mantei à l’Opéra-Comique est non seulement remarquable et audacieux, mais aussi absolument juste et passionnant. Il a ce sens des rencontres artistiques qui mettent ensemble sur un projet des univers différents et parvient à faire naitre des productions rendant ces partitions qui ont un ou deux siècles comme immanent de notre monde. Ce n’est pas rien ! C’est même normalement une chose rarissime, cette alchimie entre une partition, un chef et un metteur en scène. Olivier Mantei réussit le pari de cette chose à chaque spectacle. Au point qu’on oublie presque, quand on va à la Salle Favart, qu’il pourrait en être autrement. Ressuciter scéniquement ces partitions oubliées et en faire une chose absolument aboutie, à nos portes, dans notre temps ou dans un temps qui ne nous est pas lointain, voilà qui force l’admiration. Aussi, Olivier est très aimé des artistes car il les aime réellement, il les comprend et il leur fait confiance. Ces deux institutions et ces deux personnes sont mes modèles au sens que j’aimerais pouvoir servir le répertoire musical français aussi parfaitement qu’eux. Alors, à Tours, je vais proposer au public cette aventure. Et je leur promets des soirées inoubliables !
Et quels seront les temps forts de votre première saison qui débutera à partir de janvier 2021 ?
Nous allons proposer normalement - et je vous dit « normalement » car cela fait à peine dix jours que j’ai pris mon poste et que donc les choses évoluent chaque jour... - au moins une - et j’espère deux ! - rareté(s) absolue(s) du répertoire romantique français. Il s’agit de partitions qui n’ont plus été données sur scène ou même simplement jouées depuis très longtemps. Il s’agira d’en faire la recréation mondiale ! Tout cela est en cours de construction. Nous n’avons que deux mois pour construire et lancer une saison 2021 !… Vous imaginez le défi que cela constitue ?...
Allez-vous continuer à diriger ailleurs ?
Bien évidemment, il était inimaginable qu’il en soit autrement. Nous avons donc convenu contractuellement d’un nombre de semaines où je pourrai aller diriger ailleurs, tout en continuant, par d’autres moyens, de travailler avec les équipes de l’Opéra de Tours.
À Tours, comment allez-vous gérer les contraintes imposées par la crise sanitaire ?
Ici comme partout, nous mettons tout en oeuvre pour accueillir le public, les solistes, les musiciens de l’orchestre, les artistes du choeur, tout le personnel de l’établissement dans les conditions sanitaires les plus strictes. J’ai voulu que nous travaillions main dans la main avec les plus hautes autorités médicales du CHU de Tours afin qu’ils nous aident à rendre nos protocoles sanitaires les plus stricts, les plus fiables et les plus efficaces qui soient. La sécurité du public et de nos personnels est une priorité absolue pour moi. Le public sera accueilli ici avec les précautions les plus hautes, élaborées main dans la main avec plusieurs médecins.
En tant que Directeur Général, quel serait maintenant votre souhait le plus cher ?
Que ce cauchemar de la Covid-19 cesse très vite ! Et que de nos coeurs s’élève un immense hymne à la joie, débarrassé de toute entrave, de toute peur, de tout masque étouffant !... Je connais tant de chanteurs, de solistes, de théâtres qui sont dans des situations personnelles et financières inimaginables, au bord du gouffre. C’est une catastrophe internationale ! Et si cela devait durer, les conséquences de cette déflagration sanitaire seraient dramatiques et irréversibles, qu’on ne pourrait mesurer que dans le temps. Un peu comme l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, ce genre de cataclysme qui fait dévier de son cours la culture du monde entier...
Propos recueillis en octobre 2020 par Emmanuel Andrieu
Crédit photographique © Iren de Rosen
08 octobre 2020 | Imprimer
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