Rencontre avec Corinne Winters, double Iphigénie au Festival d’Aix-en-Provence 2024

Xl_c._winters_-_low_res___fabrizio_sansoni © Fabrizio Sansoni

La soprano Corinne Winters aime les défis. Celui qui l’attend au Festival d’Aix-en-Provence 2024 est hors du commun, car elle interprète le rôle-titre d’Iphigénie en Aulide et d’Iphigénie en Tauride de Gluck dans la même soirée (avec la cheffe Emmanuelle Haïm et le metteur en scène Dmitri Tcherniakov). Après des débuts triomphaux en Katia Kabanova au Festival de Salzbourg en 2022, le rôle l’a suivie à Genève, Brno, Stuttgart et Lyon, une liste qui n’est pas près de s’achever, tant le répertoire tchèque – Janáček, et désormais Dvořák – jalonne son parcours lyrique aventureux. Puccini – La rondine, Turandot, Le Triptyque, La Bohème, sans oublier Madame Butterfly (comme récemment à l'Opéra de Nice Côte d'Azur) – est lui aussi devenu le pilier d’une carrière à la fois fidèle à certains compositeurs et tournée vers la découverte permanente d’univers mélodiques. Elle évoque pour nous ses moteurs de curiosité et la vie d’artiste, sur scène et dans le civil.

Vous chantez Gluck pour la première fois, sans expérience baroque préalable et sans volonté spécifique de vous replonger dans Mozart. Qu’est-ce qui vous intéressait dans ces deux Iphigénie ?

Corinne Winters : C’est une musique vraiment singulière, et je vais répéter ce qu’en dit Emmanuelle Haïm : Iphigénie en Aulide est très ancré dans le style baroque, et Iphigénie en Tauride est presque tourné vers Beethoven et le pré-romantisme, même s’ils n’ont été écrits qu’à cinq années d’intervalle. J’aime ces compositeurs, comme Janáček, Berlioz, Puccini et Strauss, qui ont cette capacité à relier les styles. J’aime aussi que l’écriture ingénieuse de Gluck, unique en son genre, s’appuie tant sur le texte, en comparaison à l’opéra baroque, qui repose davantage sur les coloratures et la ligne mélodique. Chez Gluck, les syllabes doivent être comprises car elles génèrent la mélodie. Je suis tombée amoureuse de cette musique à force de la travailler. Comme les aigus peuvent faire perdre la compréhension du texte, il a écrit le rôle d’Iphigénie dans une tessiture limitée à l’intérieur de la portée. C’est en effet un nouveau répertoire pour moi, un peu différent de mes rôles habituels, mais il est aussi de notre devoir d’évoluer en tant qu’artistes, d’explorer de nouvelles choses. Je n’aurais pas pu rêver mieux que ce marathon un peu fou de deux opéras !

La musique de Gluck peut-elle vous donner la clé d’autres répertoires que vous n’avez jamais chantés ?

Oui, j’adorerais chanter Médée. Cherubini, sans doute influencé par Gluck, a lui aussi créé des ponts entre la musique ancienne et la musique romantique. Je chante peu Beethoven (et encore moins Fidelio), mais sa musique instrumentale m’intéresse particulièrement. En comprenant ces transitions dans l’histoire de la musique, je pourrai mieux caractériser mes futurs rôles, sachant qu’actuellement, les rôles que j’interprète couvrent une période assez restreinte – environ de 1880 à 1950, voire 1920. Mais plus largement, travailler Gluck fait de moi une meilleure musicienne, et me permettra, j’espère, d’aborder d’autres rôles.

Iphigénies - Festival d'Aix-en-Provence (c) Jean Louis Fernandez
Iphigénies - Répétitions, Festival d'Aix-en-Provence (c) Jean Louis Fernandez

En quoi les deux Iphigénie de Gluck à la suite permettent de mieux comprendre la psychologie d’une même femme à deux âges différents ?

« Aulide montre la joie d’Iphigénie, et mes mouvements doivent respirer la jeunesse et la vitalité. Le climat plus pesant de Tauride invite ensuite le personnage à des pulsions presque suicidaires. Nous convions le public à un véritable voyage ! »

Nous honorons l’intervalle de temps entre Iphigénie en Aulide et Iphigénie en Tauride, que nous faisons même durer plus de quinze ans, pour insister sur ce que le personnage a traversé émotionnellement. Elle est loin de ses proches, son amant Achille est mort, et ses terribles visions se sont accomplies. La production, ancrée à notre époque, explore le trouble de stress post-traumatique touchant les gens de Tauride qui ont vécu la Guerre de Troie. Dans Aulide, Iphigénie préfèrerait être un homme car c’est l’enfant la plus âgée, une fille à papa qui veut contenter son père. Ses décisions sont motivées par le devoir, elle essaie d’agir au mieux et de se découvrir elle-même. Si elle est censée avoir une quarantaine d’années dans Tauride, nous lui prêtons une plus grande expérience de vie.

Au début des répétitions scéniques, j’ai compris comment tout s’imbriquait entre Aulide et Tauride. Aulide montre la joie d’Iphigénie, et mes mouvements doivent respirer la jeunesse et la vitalité. Le climat plus pesant de Tauride invite ensuite le personnage à des pulsions presque suicidaires. Nous convions le public à un véritable voyage !

Vous collaborez de nouveau avec Dmitri Tcherniakov, après Pelléas et Mélisande. Sa vision demande-t-elle une exigence d’exploration psychologique des personnages ?

Tout à fait. Avant chaque scène, il nous fait parcourir le texte à tête reposée pour nous transmettre le message sous-jacent dans son concept de mise en scène. Le plus important pour lui n’est pas tant ce que nous disons, mais la couche plus profonde. Ces livrets du XVIIIe siècle peuvent sembler assez simplistes dans le monde nébuleux d’aujourd’hui si on les prend au pied de la lettre, mais le fond de l’œuvre n’a rien perdu de sa puissance, il reste complètement d’actualité. J’aime beaucoup qu'il aille au cœur du sens pour replacer l’œuvre dans un contexte pertinent à notre époque. Il est complètement fidèle à l’œuvre sans qu’elle n’ait l’air mièvre ou datée. Nous travaillons beaucoup sur la dimension physique pour que rien ne semble artificiel. Tout est en fait très calculé dans le bon sens du terme, jusque dans les regards furtifs et les mouvements de mains, en gardant toujours l’émotion au centre. Il sait exactement où il veut nous emmener. Il faut être précis et subtil jusqu’à ce que le public croie que c’est spontané. C’est, sans hésitation, l’un de mes metteurs en scène préférés, et je suis aux anges de pouvoir créer à ses côtés.

Ce travail minutieux vous permet-il tout de même de garder une liberté dans le chant ?

« La construction d’un personnage prend du temps et je suis heureuse que nous ayons ce long processus de répétitions. »

Bien sûr, il y a toujours de la place pour la spontanéité, en particulier lors des dernières répétitions, quand tout est rôdé. C’est le moment où nous absorbons complètement la psychologie des personnages, leur façon de bouger et de penser. Agir spontanément revient donc à agir comme le personnage. En amont, dans le processus, la spontanéité n’est pas difficile, mais elle ne garantit pas forcément une vérité des personnages, car elle correspond à des actions qui reflètent notre personnalité propre. Dans notre production d’Aulide, Achille est narcissique et psychopathe – ce qui est parfaitement en phase avec le livret –, alors que mon collègue Alasdair Kent est un amour dans la vraie vie, donc quoi qu’il fasse instinctivement, ça ne peut pas correspondre au personnage. La construction d’un personnage prend du temps et je suis heureuse que nous ayons ce long processus de répétitions.

Le sacrifice aux dieux est central dans Iphigénie en Aulide et Iphigénie en Tauride. À quel sacrifice devez-vous vous soumettre en tant que chanteuse ?

Le plus grand sacrifice, c’est sûrement la normalité, le fait de mener une vie normale. Je déménage à Paris à la fin de l’année, mais je vis la valise à la main depuis la fin des couvre-feu en 2021. Suite à la pandémie, j’ai voulu travailler autant que possible, donc j’ai vendu ma maison pour vivre en nomade d’un projet à l’autre. C’est sympathique un temps, mais je me suis rendu compte que je passais la plupart de mon temps à voyager seule, dix à onze mois dans l’année. Je n’ai pas de logement, sauf quand je rends visite à ma famille. La vie de musicien indépendant nous prive d’un toit et d’un lit auxquels on retourne chaque jour, d’une vie de famille simple, et de tout le confort associé aux « métiers normaux ». En revanche, j’échange avec tellement de personnes et de cultures que je ne changerais de mode de vie pour rien au monde tant que je serai suffisamment jeune pour y faire face.

Comment a commencé votre histoire d’amour avec le répertoire d’Europe de l’Est ?

« Il m’a fallu un peu de temps pour comprendre la musique complexe de Leos Janáček, mais les personnages sont incomparables. Cette vérité si profonde de théâtre me parle au plus profond de mon âme. »

Il y a environ dix ans, un test ADN m’a révélé que j’étais à 50% ukrainienne. Le répertoire russe m’intéressait déjà énormément, mais la découverte de mon sang slave a rendu certaines choses plus claires ! Le répertoire tchèque est venue à moi grâce au répertoire polonais – Halka de Moniuszko, avec Piotr Beczała au Theater an der Wien (NDLR, lire notre compte-rendu en allemand). Il m’a fallu un peu de temps pour comprendre la musique complexe de Leos Janáček, mais les personnages sont incomparables. Cette vérité si profonde de théâtre me parle au plus profond de mon âme. Je ne m’attendais pas à ce que ma première Katia Kabanova, à Salzbourg en 2022, remporte un tel succès. J’ai donc décidé de me consacrer entièrement à la maîtrise de ce répertoire. J’apprends le tchèque depuis deux ans, je travaille sur le style et la prononciation. J’ai chanté ma première Rusalka deux fois cette saison, à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège et à la Wiener Staatsoper, j’ai fait des concerts, et j’ai de nombreux projets dans toutes les langues slaves, mais particulièrement en tchèque, y compris Emilia Marty dans L’Affaire Makropoulos. J’ai conscience que ce répertoire est devenu en quelque sorte ma « niche », mais il me rend extrêmement heureuse !

Corinne Winters (c) Fabrizio Sansoni
Corinne Winters (c) Fabrizio Sansoni

Cio-Cio-San, dans Madame Butterfly, est devenue l’un de vos rôles-signature. Comment un rôle dont vous rêvez devient-il un rôle-signature ?

« Un rôle rêvé est un rôle que je meurs d’envie d’interpréter, mais c’est la réponse du public à mon interprétation qui en fait ensuite un rôle-signature. »

Un rôle rêvé est un rôle que je meurs d’envie d’interpréter, mais c’est la réponse du public à mon interprétation qui en fait ensuite un rôle-signature. Butterfly a toujours été mon Everest. Dans le deuxième acte, il y a plus à chanter que dans tout Katia Kabanova. C’est un rôle bouleversant, intense et difficile, qui demande un jeu d’actrice conséquent en plus d’une résistance au volume de l’orchestre. Je ne supporte pas qu’on réduise ce personnage si complexe à une gentille jeune fille. Pendant longtemps, je ne me sentais pas prête, c’était juste un rêve. Puis le Teatro dell’Opera di Roma me l’a proposé (NDLR, voir notre compte-rendu). C’était mon premier opéra post-pandémie, après dix-huit mois hors de la scène, ce qui m’a vraiment donné le temps de m’imprégner du rôle dans le corps et la voix. J’étais stressée de le faire en Italie, mais le succès a été au rendez-vous.

Vous vous êtes fait tatouer un camélia sur l’épaule droite en référence à Violetta de La Traviata, inspirée du personnage de La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas. En quoi un rôle peut-il influencer la vie personnelle d’un ou une artiste ?

« Katia m’a appris à ne pas prendre pour acquises la liberté et la différence. Elle voit le monde en couleur, alors que les autres le voient en noir et blanc. Ça me parle vraiment en tant qu’artiste. »

Katia Kabanova et Jenůfa reflètent tellement la vie qu’on les a dans la peau, c’est beau et sombre à la fois. Katia se suicide car son esprit libre est mis en cage par la société, comme dans les pays où règne encore aujourd’hui le dogmatisme religieux. Katia m’a appris à ne pas prendre pour acquises la liberté et la différence. Elle voit le monde en couleur, alors que les autres le voient en noir et blanc. Ça me parle vraiment en tant qu’artiste.

Jenůfa m’a appris à endurer le pire dans la grâce. Le finale montre le côté le plus lumineux et le plus sombre de l’humanité : Jenůfa pardonne à sa mère adoptive d’avoir tué son bébé, comme si Dieu était entré en elle à ce moment-là pour l’aider à trancher. Après des émotions si intenses sur scène, on peut se dire qu’on a juste envie d’un verre de vin pour décompresser, mais je veux continuer à honorer la profondeur de ces personnages. La raison pour laquelle je me suis fait tatouer un camélia, c’est que Violetta était le premier personnage non-unidimensionnel que j’interprétais dans ma carrière. Aujourd’hui, j’ai la chance et le choix de pouvoir jouer des femmes incroyables.

Quels sont vos projets?

Après la Messe glagolitique de Janáček cet été aux BBC Proms (Londres) et à Prague, je reprends Iphigénie cet automne au Greek National Opera (coproducteur du spectacle). J’ai du mal à me faire à l’idée que je vais chanter ce rôle à Athènes ! Puis, je fais mes débuts dans Manon Lescaut de Puccini, en version de concert à Washington. Je retourne ensuite à la Royal Opera House pour Jenůfa, dans la production de Claus Guth, et au Teatro dell’Opera di Roma pour Suor Angelica de Puccini. J’ai aussi hâte de travailler sur la nouvelle production de Katia Kabanova à Munich par Krzysztof Warlikowski, avec qui je n’ai jamais travaillé, mais dont je connais le travail. Après la Bohème emblématique de Zeffirelli au Metropolitan Opera, je finis la saison par un gala de scènes slaves en République Tchèque, and je retourne à Rome pour une nouvelle production de La Traviata aux Thermes de Caracalla.

Propos recueillis (le 7 juin 2024) et traduits de l’anglais par Thibault Vicq

Iphigénie en Aulide et Iphigénie en Tauride, de Christoph Willibald Gluck :
- au Festival d’Aix-en-Provence (Grand Théâtre de Provence) du 3 au 16 juillet 2024

- au Greek National Opéra (Athènes) à l‘automne 2024

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