
Le moment du troisième opéra est arrivé pour Francesco Filidei, à la suite de sa magnifique Inondation, créée à l’Opéra-Comique aux côtés du dramaturge Joël Pommerat en 2019. Il nome della rosa, d’après le célèbre roman d’Umberto Eco, retrouvera le Moyen Âge et l’Inquisition de son premier ouvrage lyrique Giordano Bruno, dans 900 pages de musique pour le Teatro alla Scala et le Teatro Carlo Felice de Gênes, en italien, avant de s’installer un peu plus tard à l’Opéra national de Paris dans une version adaptée en français (Le Nom de la rose). Le compositeur pisan nous raconte son univers du timbre et de la couleur dans ce polar liturgique, la même année où il a été nommé aux Victoires de la Musique Classique.
Squeak Boum !, œuvre pour laquelle vous avez été nommé aux Victoires de la Musique Classique 2025, utilise des objets du quotidien. La musique peut-elle se trouver devant nous sans qu'on s'en rende compte ?
Francesco Filidei : Ce qui m'intéresse dans la musique, c'est le rapport au temps et à la mémoire, la construction du temps, le fait qu'on ne puisse pas revenir en arrière. La musique nous pousse en avant, nous oblige à suivre un parcours. Depuis John Cage, on peut écouter quelque chose en l’identifiant comme musique, mais je trouve encore plus fort que la musique ait été structurée par quelqu'un, et encore plus quand il n'est plus là. La musique a la force de faire revivre les gens. En rejouant une musique qui n'est pas été jouée depuis des siècles, on fait revivre un passé et une organisation du temps, c'est une force unique. C'est encore plus intéressant quand il y a une ambiguïté avec la vie. Plus qu'une belle musique, j’aime une musique qui se pose la question de ce qu'elle est, car cela revient à la question de ce que nous sommes. Quand on arrive à transformer, en quelque chose de musicalement structuré, des objets qui ont un autre usage, la question du rite entre en jeu et nous fait contrôler le temps d’une manière différente.
Votre rôle de compositeur, c'est donc de décortiquer ce temps et de créer une identité dans un nouvel espace sonore?
Plus jeune, j'avais du mal à gérer cette question du temps, donc j'ai parcouru un grand Carême du son. Et j'ai essayé de faire chanter des choses qui, normalement, ne chantent pas, de construire un bel canto avec des bruits. J'utilisais des bruits comme un squelette du temps, pour mieux voir le temps qui passe, comme un architecte qui dessine pour clarifier sa structure. Aujourd'hui, j'essaie de faire chanter des choses qui chantent déjà, comme l'opéra et les concertos, des formes complexes qui ont déjà une histoire et sont nées pour d'autres époques. Décortiquer le temps est similaire à du stylisme de vêtements. Si on ne travaille qu’avec du noir, on voit mieux la forme du vêtement. Avec des couleurs, cela devient plus compliqué à gérer. Disons que maintenant, j’arrive aussi à gérer les couleurs. Les instruments du passé ont la force de la mélancolie et des choses qui ne reviennent plus, que je n'arrive pas à trouver avec un instrument d’aujourd'hui. Il y a plus de force pour moi dans les choses qui ne sont plus.
Le « passé », est-ce un ensemble d'outils, de formes musicales ?
Le passé, c'est ce qu'il manque à notre époque où la mémoire ne dépasse pas sept secondes sur TikTok. Dans cette société rapide, on sait faire plusieurs en choses en même temps, mais on ne sait pas que le temps peut être construit avec la musique, et donc aussi en conséquence avec sa propre vie.
Et cela rejoint vraiment la question éthique de ce qui est : si on pense, si on est capable de construire dans le temps une forme, ou d’ « écrire » le temps, on peut imaginer aussi pouvoir construire sa vie, se projeter dans l'avenir. Or, pour le faire, il faut des fondations. Si on commence à se repérer dans le temps, à construire une histoire de soi-même, ce rapport avec le passé est indispensable. Le visuel est facile à faire passer instantanément, et il reste. La musique, au contraire, a besoin du temps pour se construire, et aujourd'hui on n'a pas de temps. Je fais beaucoup d’efforts en ce sens pour faire comprendre ce que cela signifie de faire un opéra.
Vous avez co-signé le livret d'Il nome della rosa avec Stefano Busellato, qui était déjà sur le livret de votre premier opéra Giordano Bruno…
En réalité, c'est moi qui ai initialement pensé toute la forme et la structure du livret. J’avais juste besoin de m’entourer de personnes de confiance (Stefano Busellato, Hannah Dübgen et Carlo Pernigotti) auxquelles me confronter ensuite, car ce n'est pas mon métier véritable. J'ai carrément fait le dictateur. C'était le seul moyen d’arriver au bout du projet que je voulais, de contrôler la matière dramaturgique et la pensée musicale, et je dois dire que je suis très content de ce livret. Il est presque impossible de trouver un librettiste – métier disparu – aujourd'hui. Il y a des génies, mais ont-ils vraiment envie de vraiment se dédier à un compositeur ? Je ne connais pas de tandems autres que Martin Crimp et le compositeur George Benjamin. Je préfère donc gérer moi-même le processus sur mes prochains livrets. Si je n'arrive pas à gérer le squelette, je ne peux pas mettre de chair dessus. Un squelette tordu donne naissance un opéra tordu, mais un livret parfait ne sert à rien, il doit avoir un sens avec la musique. Sur L'Inondation, tout partait de Joël Pommerat, un génie qui a l’essence du théâtre ; il comprenait mes exigences, même sans connaître la musique.
Structure musicale d'Il nome della rosa
Comment avez-vous structuré l’œuvre ?
Avant l’écriture du livret, j’ai élaboré pendant un an et demi un synopsis avec mes collaborateurs pour réussir à synthétiser fidèlement le livre en trois heures. Il y a au final 21 personnages, un chœur de 105 adultes, un chœur de plus de 60 enfants, et l’orchestre. J’ai gardé la structure en sept jours du roman, mais sur deux actes, avec également un prologue et un épilogue. Le premier acte s'ouvre en éventail et le deuxième acte se referme, comme un labyrinthe, comme une rose. J'ai fait correspondre une note à chaque scène. Je voulais un premier niveau de lecture, pour tout le monde, puis creuser, avec des choses cachées dans une forme de collages, comme le livre. La force de la musique est en effet de pouvoir faire passer plein de messages en même temps : la forme du madrigalisme, des structures géométriques qui représentent le travail de théologie d’Umberto Eco, des digressions et des clins d'œil. Ensuite, de nombreuses choses reviennent de manière fractale et symétrique.
Comment cela se traduit-il dans l’écriture orchestrale ?
J’ai voulu relier la symbolique historique des notes à la thématique de chacune des scènes. Dans la scène 12, la note associée à la jeune fille est un fa dièse, en référence à la Bénédiction de Dieu dans la solitude (issue du cycle pianistique Harmonies poétiques et religieuses) de Liszt, et aussi à la Dixième Symphonie (inachevée) de Mahler. J’ai par ailleurs reconstitué le parcours des deux enquêteurs Adso da Melk (Adso de Melk en français) et Guglielmo da Baskerville (Guillaume de Baskerville) dans la bibliothèque. Chaque pièce possède sa note dédiée, une orchestration et un ostinato différents.
L’ouverture de l’opéra illustre le portail de l’abbaye Saint-Pierre de Moissac, dont Umberto Eco s’est inspiré pour le livre. J’ai fait correspondre des motifs musicaux aux détails du tympan, que j’ai agrégés les uns aux autres – les 24 vieillards, les sept trompettes, les quatre animaux fantastiques, la barbe, la mer, l’arc-en-ciel… –, en plus d’utiliser les textes de l'Apocalypse.
Portail - Il nome della rosa, Francesco Filidei
Et vocalement, quels ont été vos partis-pris ?
Le chant grégorien m'a guidé pendant toute la construction de la partie vocale, mais j’ai voulu aussi faire des arias, pour m’inscrire dans le grand opéra, dans la tradition italienne de l'époque de Rossini et de Verdi. Dans les inspirations, on passe de Stockhausen à Boulez, avec des citations à Saint-Saëns, à Messiaen ou à la polyphonie médiévale de Pérotin. Il a fallu réfléchir aux voix de femmes car en dehors de la jeune fille, il n’y a que des hommes dans Le Nom de la rose. Adso est un rôle travesti de mezzo. L’inquisiteur Jorge da Burgos (Jorge de Burgos) est déjà indiqué dans le roman comme une voix de basse, donc j'ai fait en sorte que Bernardo Gui, l’autre inquisiteur, soit une mezzo.
Au-delà de la tessiture se posait la question du langage et de la sémiologie. On sait peu comment s’exprimait le peuple à l‘époque, donc il a fallu faire des choix sur certains personnages, comme Salvatore, l’ancien hérétique jugé par Bernardo Gui. Comme la femme ne parle pas, j’ai montré qu'elle était une projection de la vision féminine d’Adso. Elle réutilise les premières notes d’Adso, et son chant est ensuite construit sur les mots du Frammento piacentino, une des premières chansons profanes écrites en Italie.
Maquette de la mise en scène de la création d'Il nome della rosa (scène 3, "Nello scriptorium")
La version en français à l'Opéra national de Paris, sera-t-elle « juste » une traduction ou alors une adaptation ?
Pierre Senges est en charge de l’adaptation en français, que nous avons déjà « testée » en partie pendant une semaine avec l'Académie de l'Opéra national de Paris. Cela demande beaucoup de travail car on ne chante pas de la même manière en italien et en français. Le rythme et la qualité de la voix sont différents, les traditions aussi, et l'orchestration doit être un peu plus légère. Je n’exclus pas de modifier la partition – pas forcément en ajoutant des ballets, mais peut-être en mettant plus d’électronique, car la version en italien n’en comporte qu’une seule mesure. Voyons déjà comment l’œuvre sonne à la Scala !
Avec le recul, quel regard portez-vous sur le roman d’Umberto Eco ?
Sans rire, j’ai fait tellement de recherches sur le sujet qu'il y a certaines choses que je connais peut-être mieux qu’Umberto Eco lui-même ! Pour moi, la véritable clé du succès du roman n'est pas tellement, comme le disait Umberto Eco, que la simplicité d’Adso nous tienne par la main, mais plutôt que nous ayons en main l'objet – le livre – qui est tout : nos gestes sont les mêmes que ceux des moines qui meurent, donc il y a pratiquement un rapport physique avec les situations décrites. L'opéra n’est pas le meilleur instrument pour faire passer un polar – je n'ai d’ailleurs jamais rien compris à L'Affaire Makropoulos de Janáček. En revanche, j'ai composé la mort des moines à travers la distorsion de la voix, pour créer un malaise presque physique. C'est aussi pour exprimer la multiplicité du langage théâtral et pour coller à la grandeur du lieu que la voix du vieil Adso est chuchotée par un chœur, plutôt que par une seule personne. J’ai maintenant du mal à sortir de ce langage vocal, si bien que j'ai mis énormément de temps à entrer dans mes deux nouveaux opéras – dont un sur un sujet sarde !
Propos recueillis par Thibault Vicq le 7 mars 2025
Concert monographique « Ballades et Requiem », avec l’Ensemble intercontemporain et le chœur Les Métaboles, sous la direction de Léo Warynski :
- au Teatro alla Scala (Milan) le 26 avril 2025
- à la Cité de la musique (Paris 19e) le 6 mai 2025
Il nome della rosa (en italien) :
- au Teatro alla Scala du 27 avril au 10 mai 2025
- au Teatro Carlo Felice (Gênes), prochainement
Le Nom de la rose (en français), à l’Opéra national de Paris (Opéra Bastille) en 2028
09 avril 2025 | Imprimer
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