Fanny and Alexander à la Monnaie, une création époustouflante et sans peur

Xl_dsc2483__matthiasbaus © Matthias Baus

Quand certains ont peur d’Ingmar Bergman (et de son immense héritage théâtral, littéraire et cinématographique) et de la musique dite « contemporaine », la Monnaie les rassemble tous les deux pour son spectacle de fin d’année. Le courage artistique de la maison fédérale n’est plus à prouver, puisqu’elle met à l’affiche chaque saison au moins une création mondiale. Et après notamment une adaptation de roman (le prenant The Time of Our Singing, repris il y a peu) ou un percutant crossover de mythologie et d’actualité (Cassandra), l’heure du grand format est au septième art, avec Fanny et Alexander, dont l’idée a émané du fils du réalisateur suédois dès 2018. Une qualité si admirable à tous les niveaux est sans appel : on a bien affaire à un chef-d’œuvre du XXIe siècle.

Sonate d’automne, opus lyrique bergmanien de Sebastian Fagerlund et Gunilla Hemming, jouait efficacement l’adaptation. Sur Fanny and Alexander, le compositeur Mikael Karlsson et le librettiste Royce Vavrek (en tandem sur Melancholia au Kungliga Operan de Stockholm à l’automne 2023), reprennent fidèlement la trame du long-métrage de 1982, mais pour un objet d’art inédit, détaché de sa filiation filmique, par son ambiance sonore et son écriture gigognes. Et pourtant, le fantôme d’Ingmar est là lorsque la musique s’agrippe profondément aux scènes pour les développer jusqu’à l’os, au-delà de ce que les mots assument de dire, à l’image du hors-champ révélateur et des gros plans sur les visages dans le film. L’électronique amplifie les volumes de l’orchestre dans les grands ensembles, ajoute des bruits aux textures instrumentales, répète des motifs à l’envi dans un flux expressif ultime, à l’aide d’un ensemble de haut-parleurs multipliant les événements sonores et les spatialisations. Ce dispositif concrétise une musique de parole parfois plus grande que les personnages, ainsi que des boucles de ressassement psychologique ou d’accélération du discours. Des « récitatifs » filandreux à l’économie d’orchestration ramènent à l’essentiel de ce qui est dit, et se rapportent donc directement à la psyché. Rien n’est inutile dans cette partition augmentée dont le spectateur est un héros à part entière de l’écoute. Les textures se ratatinent ou prennent de l’élan, amplifient autrement l’émotion, parfois hors du sens direct du livret : c’est en quelque sorte du cinéma à l’état auditif. On entend parfois Chostakovitch, Herrmann, Adams ou Puccini dans cette narration captivante sur la longueur. L’électronique est masque de théâtre et filtre sur la vérité annoncée par chaque personnage : il modifie le visage des situations par son effet LEGO en complément des lignes vocales, tout en accélérant la métamorphose organique d’un discours imprégné de la production des chansons qu’on peut entendre aujourd’hui à la radio. Ariane Matiakh emporte ce grand bagage avec elle sous toutes les coutures, dans la plénitude, aux côtés d’un Orchestre symphonique de la Monnaie beau comme un camion, et fier de pouvoir exposer ses jouets sous leurs plus beaux atours, en même temps qu’une épiphanie de la simplicité. La cheffe exacerbe l’homogénéité et le tout-en-un, valorise les structures, érige les cuivres graves en maîtres du jeu, tresse les cordes dans le grandiose, pour tirer magnifiquement les ficelles dramaturgiques de cette partition-monde.

Fanny and Alexander, Monnaie de Bruxelles (2024) © Baus
Fanny and Alexander, Monnaie de Bruxelles (2024) © Baus

Mais toutes ces composantes éparses si riches ne sont en réalité que le résultat de la perception du personnage d’Alexander, pour qui l’opéra est une forme d’apprentissage. Frère de Fanny, il évolue dans une famille soudée et heureuse (sous l’égide de la matriarche Helena, dont Susan Bullock sublime chaque instant) et se retrouve du jour au lendemain privé de son père (ahurissant Peter Tantsits, à l’aura subjuguante, au soutien sans faille, à l’insatiable générosité d’art vivant). Sa mère (Sasha Cooke, héroïne de la synthèse dans le chant, où se perçoivent le bout du chemin et la vivacité d’esprit en pétales parfumés, la direction déterminée et la continuité la plus pure des pensées) s’installe alors avec l’austère évêque Vergerus (Thomas Hampson, que le timbre cristallin de vitrail fait interpréter dans une superbe grâce, antithétique avec la violence de son emprise) et sa gouvernante Justina (Anne Sofie von Otter, dans l’évidence terrassante du calme pondéré). Isak (Loa Falkman, illustrant un esprit de liberté et une maïeutique de la conscience, même à pleine voix), un ami de longue date d’Helena, réussit à déplacer les enfants jusqu’à sa demeure fantastique. Alexander fait la connaissance de ses deux fils, et en particulier du mystérieux Ismaël (Aryeh Nussbaum Cohen, à la voix extraordinaire alimentant la métaphysique de sa prosodie, dans une lente et linéaire métamorphose monumentale), qui va lui ouvrir des chakras insoupçonnés… Et on ne s’arrête pas en si bon chemin, avec, dans les seconds rôles, le transporteur de frissons qu’est Gavan Ring, le très convaincant Alexander Sprague, et Justin Hopkins, imprégné d’un théâtre qu’il musicalise de sa présence plus grande que nature. L’énergie débordante, la conviction d’incarnation et le contrôle vocal de Sarah Dewez et Jay Weiner, membres des Chœurs d’enfants et de jeunes de la Monnaie, en Fanny et Alexandre, sont déjà prometteurs !

Ne restait plus qu’à Ivo Van Hove, fort de ses mises en scène passées d’après Bergman à l’Internationaal Theater Amsterdam (Scènes de la vie conjugale, Cris et chuchotements et Après la répétition / Persona), de laisser animer et mourir ses âmes, à splendeur égale, dans les artifices et les vérités du plateau. Il divise le spectacle en trois ambiances distinctes correspondant aux lieux saillants de l’action (chez Helena, où la facétie et la rapidité interdisent les temps morts ; chez l’évêque, où l’espace sombre et épuré traduit le vide qui s’installe chez Fanny et Alexandre ; chez Isak, où l’écran en fond de scène sert à accompagner la croissance d’une identité nouvelle chez Alexandre). Le proscenium, près du public, reste une zone de refuge pour les enfants, conscients de devoir écrire leur histoire par d’autres moyens que la réalité. La fantaisie côtoie la crudité, tandis que les ombres endossent autant le premier rôle que les lumières, le concret et l’abstrait s’entremêlent, dans une admirable justesse. Car comme dans la musique de Mikael Karlsson, la notion de vérité (absolue et relative) traverse l’intégralité de l’opéra. Et ce serait un gros mensonge de vous dire qu’il ne faut pas y aller !

Thibault Vicq
(Bruxelles, 1er décembre 2024)

Fanny and Alexander, de Mikael Karlsson (musique) et Royce Vavrek (livret) :
- au Théâtre Royal de la Monnaie (Bruxelles) jusqu’au 19 décembre 2024
- en live streaming sur Medici.tv, Mezzo Live et Auvio le 13 décembre 2024
- diffusé en direct sur Musiq3 le 13 décembre 2024
- en streaming sur
le site de la Monnaie du 24 décembre 2024 au 4 février 2025
- diffusé sur Klara le 15 février 2025

N.B. : le rôle de Fanny est interprété en alternance par Lucie Penninck

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