Après été membre de la troupe de l’Opéra national de Vienne, la soprano Vera-Lotte Boecker se distingue aujourd’hui par le large éventail de son répertoire : elle chante aussi bien Micaëla dans Carmen ou Pamina dans La Flûte enchantée que la Daphné de Richard Strauss et la Lulu d'Alban Berg, en passant par Das verratene Meer de Hans Werner Henze ou le rôle de Nadja dans Bluthaus de Georg Friedrich Haas – et elle se produit actuellement dans le Freischütz très gothique du Festival de Bregenz.
Avec sincérité et enthousiasme, Vera-Lotte Boecker répond à nos questions sur les grandes voix qui l’ont influencée, la façon d’entretenir et faire évoluer son instrument ou encore sur sa relation au public d’opéra.
La comparaison avec les grandes voix du passé est-elle pour vous une façon de travailler votre propre chant ?
Vera-Lotte Boecker : Absolument ! Pas seulement avec les voix du passé, mais aussi avec celles d’aujourd’hui. J'aime beaucoup écouter des enregistrements de toutes les époques. Si une voix me plaît particulièrement – et les voix peuvent en effet rendre accro –, je m'intéresse systématiquement à sa technique. Est-ce que cette habitude contribue au développement de mon propre chant ? Je pense que oui, mais plutôt indirectement, de façon inconsciente.
Quelles voix vous ont rendue accro ?
Celles de Kathleen Ferrier, Jessye Norman, Maria Callas bien sûr, Lucia Popp et Mirella Freni...
Quelles sont pour vous les autres façons de progresser et perfectionner votre art ?
Je prends des cours régulièrement et j'aime aussi consulter à des collègues dont j'admire le travail. On est aussi amis les uns avec les autres dans certaines productions. Si l'on se fait confiance, on peut aussi obtenir de bons conseils. Et j'enregistre toutes les répétitions d'orchestre. Je pose mon téléphone portable dans la salle, je me fais un mémo vocal et quand je rentre chez moi, je les réécoute avec les partitions pour retenir ce qui me plaît et ce qui ne me plaît pas. Je prends des notes sur ce que je vais essayer de faire différemment la fois suivante. C'est un processus qui ne s'arrête jamais.
Timbre, tessiture, legato : est-il important pour vous que le public comprenne les voix des chanteurs d'opéra d'un point de vue technique, et pas uniquement d'un point de vue purement émotionnel ?
Je ne me suis jamais posé cette question, mais depuis que je me suis installée à Vienne, j'ai le sentiment que le public viennois est connaisseur et que les amateurs passionnés d'opéra et de concert y fréquentent assidument les théâtres. Je prétends que ceux qui s’y connaissent un peu ont une compréhension plus riche de leur capacité d’écoute – et ça ne vaut pas uniquement pour la technique vocale. Lorsque j’ai découvert Wagner pour la première fois, je comprenais probablement moins ces harmonies que lorsque je chanterai ma 50e production de Wagner. D'ici là, j'en aurai encore écouté bien davantage. Plus globalement, plus on s’investit dans un sujet, plus l'expérience peut être profonde, mais il ne faut sans doute pas en faire une généralité.
La connaissance est-elle la clé d'accès à l'opéra ?
Non, on peut aussi ressentir la profondeur de la musique de façon purement émotionnelle, sans avoir entendu beaucoup de choses auparavant. C'est ce qui m'est arrivé lors de mon premier contact avec la musique classique. Je n'avais aucune connaissance du sujet, mais l'enthousiasme a été immédiat. Le connaisseur absolu comme celui qui n'a aucune expérience peuvent l’un et l’autre être profondément émus par une voix classique. C'est précisément ce qui fait la magie de l'opéra : il y a plein de façons différentes d'y accéder. La connaissance n'est pas une condition préalable à l'enthousiasme pour l'opéra.
Sentez-vous, lorsque vous interprétez Daphné ou Gilda, si le public est un tant soit peu connaisseur ?
Je sens si le public est familier avec une œuvre. Il y a une différence entre chanter Das verratene Meer de Henze ou Bluthaus de Haas, des œuvres que presque personne ne connaît, et La Flûte enchantée. Je sens si le public a des attentes d'écoute ou pas du tout. C'est d'ailleurs la beauté de la musique contemporaine : le public n'a aucune attente quant à la manière dont une œuvre doit sonner. Il est totalement ouvert. Il est néanmoins tout aussi agréable de ressentir la joie du public pendant La Flûte enchantée, quand les tubes se succèdent et que chacun a son air préféré.
Selon vous, les chanteurs succombent-ils (le doivent-ils) à la tentation de s'adapter vocalement à leur public ? En renforçant ou en atténuant certaines spécificités de la partition, en modulant différemment pour mieux « plaire » ? Qu'en est-il pour vous ?
Bien sûr, si l'on est dans un bon jour vocal, il peut arriver que l'on tienne particulièrement longtemps certaines notes aiguës. Mais je ne veux pas parler de séduction. Chaque soir, la voix est dans un état différent, les capacités expressives évoluent. Il y a des soirs où l'on peut recourir à toute sa puissance vocale pour placer des accents particuliers. Mais il y a aussi des soirs où il est nécessaire de chanter avec beaucoup d'attention sur un plan technique, et de manière plus prudente, parce que l'on est peut-être éprouvé ou fatigué.
Et y a-t-il des solutions pour parer cela ?
Peut-être qu'un chanteur cherchera plutôt à obtenir une interprétation riche par le biais des couleurs, des dynamiques et des nuances, alors que lors d’une autre soirée, il aurait peut-être abordé une phrase par le biais du rayonnement et de la puissance. L'objectif n'est toutefois pas de séduire le public, mais de donner le meilleur de soi-même. On adapte la soirée aux conditions du moment et à l'interaction avec les collègues. Les bons collègues s'adaptent aussi les uns aux autres. Si, par exemple, un partenaire de scène a une grave infection, je ne vais certainement pas tenir des cadences communes en plus pour lui poser des problèmes. Ou alors à fond dans un duo.
La voix est-elle vraiment différente chaque jour ?
Oui, chaque jour, à chaque représentation. Le corps est différent, la condition physique est différente. C'est encore plus vrai pour les femmes, qui subissent d'énormes changements chaque mois en raison de leur cycle hormonal. Un chanteur professionnel dispose néanmoins de nombreux outils pour toujours atteindre un certain niveau d’interprétation, indépendamment de son état de forme du jour. Savoir compenser son état du jour est tout à fait essentiel pour survivre dans le milieu.
Vous arrive-t-il d'être confronté à de « fausses » réactions du public ? Par exemple, des acclamations après un air de Violetta dans La traviata de Verdi, que la chanteuse pense ne pas avoir réussi ?
Je peux le concevoir, mais je ne veux pas suivre le jugement de valeur qu'il implique. Ma conception de l'art est tout autre. Je considère l'opéra comme une œuvre d'art qui naît en relation avec celui qui la reçoit. Le public fait partie, avec ses yeux et ses oreilles, de ce qui est en train de naître. Il ne peut donc pas y avoir de mauvaises réactions. Bien sûr, il peut y avoir des impolitesses quand on hue. Mais lorsque le public est ému et s’enthousiasme après un aria, même si c’est lié – disons – à des faiblesses techniques, l’émotion va bien au-delà des considérations techniques. Nous autres chanteurs d'opéra véhiculons finalement des émotions très denses. Le do aigu n'est peut-être pas une fin en soi, et les interprètes d'opéra ne sont pas non plus des animaux de cirque ou des sportifs dont la performance est clairement mesurable. Il ne s'agit pas de célébrer la perfection technique. Il ne s'agit pas du tout de perfection. Il s'agit plutôt d'authenticité et de faire de son propre corps, de sa propre voix, le véhicule au travers duquel la musique peut s'écouler.
Il semble qu’aujourd’hui le vibrato est plus utilisé dans le chant lyrique que par le passé, c'est une mode actuelle. S'il atteint la limite du vibrato non naturel, cela peut nuire à l'impression générale. Est-il possible de tracer une limite entre le vibrato naturel et le vibrato non naturel ?
Les goûts vocaux évoluent constamment. Ce qui était un son ouvert et clair dans les années 1960 pourrait peut-être être perçu comme un son « plat » au 21e siècle. Inversement, si on les écoutait avec les oreilles des années 60, certaines voix d'aujourd'hui seraient peut-être perçues comme trop sombres ou en retrait. Le vibrato est naturel dans sa forme saine, même s’il y a bien sûr des voix qui vibrent plus vite et d'autres plus lentement. Lucia Popp, par exemple, avait un vibrato très rapide. Je pense qu'on peut faire la différence entre un vibrato naturel, plus prononcé, et un trémolo, où la voix vibre trop.
Le vibrato non naturel peut-il aussi être lié à des facteurs indépendants du chant ?
Oui, par exemple au fait que les orchestres sont aujourd'hui plus bruyants, que les décors de scène sont de moins en moins bons. Le fait qu’un chanteur soit obligé de forcer sur son appareil vocal pour s'imposer acoustiquement, ça me semble être un problème plus important aujourd'hui que par le passé. J'ai également pu constater à Vienne ce qu'est un bon décor de théâtre. On peut penser ce que l'on veut des mises en scène d'Otto Schenk, mais les décors étaient conçus de sorte à ce que l'on puisse y chanter sans effort. Certes, il existe aujourd'hui des scénographes fantastiques qui tiennent compte des besoins des chanteurs, comme Etienne Pluss, qui a conçu le décor de Bluthaus.
Vous pensez donc que les décors devraient davantage être conçus dans la perspective des chanteurs ?
Mais oui ! Je pense qu'il est tout à fait nécessaire que la scène et l'orchestre soient appréhendés de telle manière que les chanteurs puissent chanter sans pression. En tant qu’interprètes, nos possibilités dépendent directement de l'acoustique de la salle, des possibilités de résonnance du décor et du volume de l'orchestre.
Les notes d’intention des dramaturges et les séances d’introduction aux productions sont certainement intéressantes pour le public. Pour autant, d'après mes observations, l'intrigue du livret et la biographie du compositeur priment souvent sur l'explication de la musique. N'est-ce pas une occasion manquée d’encourager la compréhension, voire la pratique du chant lyrique chez les spectateurs intéressés ?
C’est vrai, je le pense aussi. La musique est une sorte de langage. Si nous réduisons de plus en plus l'enseignement de la musique, du chant, etc. dès l'école, je me demande comment cette forme d'art pourra trouver son public à long terme. Je suis convaincue que plus tôt on entre en contact avec la musique classique, plus le plaisir et l'enrichissement peuvent alors se révéler, et tout au long de la vie. Pour en revenir à l'aspect public, je pense que des initiations avancées à la musique intéresseraient les spectateurs d'opéra. De telles propositions pourraient être complétées par un pianiste qui jouerait et expliquerait les moments clés. Les pianistes sont déterminants à l'opéra et sont souvent très familiers avec l'œuvre en question grâce aux répétitions au piano. Il serait passionnant de mettre leurs compétences musicales à la disposition du public lors des introductions.
„O bleib, geliebter Tag! Lange weiltest du, So bleib, bleib für immer!“ (« Ô reste, jour bien-aimé. Longtemps tu as demeuré, reste donc, reste à jamais »). C'est ainsi que Daphné exprime son sentiment de créature de la nature dans l'opéra de Strauss. Vous arrive-t-il de ressentir la même chose après une représentation qui vous a pleinement satisfaite, sauf que vos sentiments ne vont peut-être pas à la nature, mais au mystère de l'opéra ?
Bien sûr, une représentation réussie me fait aussi quelque chose. La magie réside alors dans l’accord entre l’interprète et le personnage, une sorte de ravissement, de fusion dans le moment musical. Je dois toutefois ajouter que ce sentiment existe dans différentes « dimensions ». Dans la splendeur, par exemple, après le duo final de Sophie et Octavian dans Le Chevalier à la rose, mais aussi malheureusement dans les sphères les plus sombres, dans lesquelles on peut se perdre, comme dans Bluthaus. Il y a des dimensions heureuses et des dimensions plus dérangeantes, et les deux font partie de l'opéra et du métier de chanteur.
traduction libre de l'interview en allemand réalisé par Ralf Siepmann
29 juillet 2024 | Imprimer
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